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souvenirs d’un aveugle.

quemont est empreint d’une couleur toute poétique qui vous élève, et la naïveté de la plupart de ses récits leur donne un attrait si puissant que je vous défie bien de ne pas vous mettre de moitié dans les peines, les périls, les plaisirs qu’il vous raconte. Voilà les hommes sur qui les gouvernements devraient jeter les yeux.

Que vous dirai-je encore de ces cœurs de bronze, de ces hommes de fer qui n’aiment de la mer que les colères, du ciel que les orages, de la nature entière que les déchirements ?

Voyez-les faire gaiement les préparatifs de leur départ alors qu’il y a folie à croire à un retour ! voyez-les jouant avec leurs navires comme avec la tombe ! Fous intrépides, ils ne vont pas chercher, eux, les zones tranquilles, les mers calmes, les parages sans récifs ; non, ce qu’ils demandent, ce qu’ils bravent le sourire sur les lèvres et la joie au cœur, ce sont les montagnes de glace se ruant sur eux et les emprisonnant de leurs gigantesques murailles ; ce sont les rapides courants qui tourbillonnent sur leurs flancs cuivrés et les entraînent ; c’est un ciel glacial, des routes non tracées, inconnues ; des cataractes où ils sont prêts à lancer leurs robustes navires ; un problème nautique enfin à résoudre, alors que vingt imprudentes tentatives, alors que vingt catastrophes récentes ont tracé devant leur route le terrible mot impossible, qu’ils veulent effacer du dictionnaire des navigateurs. N’ai-je pas nommé les capitaines Parry, Ross et Sabine, véritables loups de mer dont les âpres récits vous pressent comme dans un étau et vous glacent le sang dans les veines ?

Réveillons ici une douleur amortie et laissons de nouveau couler nos larmes sur un profond souvenir de regret et de deuil. Quand la mer dévore, elle le fait en silence, sans ressentiment ; elle absorbe, elle étouffe, elle engloutit ; un flot efface le flot qui vient de passer, et les navires voyageurs glissent sans émotion sur des tombes muettes.

« Un baleinier l’a vu, dit-on, sombrer en pleine mer, enclavé dans les glaces du pôle. En un instant les eaux s’ouvrirent, se refermèrent, et tout fut silencieux à la surface. Ainsi peut-être a fini Lapeyrouse. »

Brave et infortuné Blosseville ! ardent jeune homme, intrépide marin, savant explorateur ! Oh ! que mon cœur bondit de joie quand une voix amie, celle de mon frère, dit à la tribune nationale, à la France attentive et attristée, à l’Europe, qui l’écoutait avec recueillement : « Oui, qu’une haute récompense, une récompense illimitée, soit offerte par l’État à tout marin, à tout homme qui viendra nous donner des nouvelles, non pas seulement de ce courageux officier, mais d’un seul matelot de son ardent équipage ; à celui qui viendra dire à la science inquiète : Blosseville est sauvé ! ou Blosseville ne souffre plus ! »

Si Christophe Colomb, à qui l’ancien monde dut un monde rival, a payé par les fers et la pauvreté sa savante découverte, dites combien son âme ardente dut éprouver de bonheur et d’ivresse lorsque là, devant lui, une