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souvenirs d’un aveugle.

alarme dès qu’il se sentira une conscience. La jeune fille que vous voyez là, devant sa porte, vous accueillera tout agaçante, et échangera, devant sa mère insoucieuse, ses faveurs contre un rosaire. Ici tout le monde va à l’église, tout le monde y prie avec ferveur, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre ; tous se frappent rudement la poitrine et baisent fréquemment la terre avec la plus grande humilité. Le service divin achevé, toute religion est mise en oubli. Il y a là des hommes, des femmes, des rivières, des bois, des plaines : on se fait une vie sans entraves ; on se trace un chemin sans épines ; on jouit des eaux, de la brise, du jour, du soleil ; on respire à l’aise et on avance ainsi jusqu’à la tombe, où l’on se couche exempt de remords, car on n’a jamais su ce qu’il fallait entendre par le bien ou le mal, le vice où la vertu. Mais ne généralisons pas encore, et revenons sur nos pas.

Sans l’heureuse visite des bons Carolins, notre traversée eût été la plus douloureuse de cette longue campagne. Plusieurs de nos meilleurs matelots ont suivi notre ami Labiche dans les flots océaniques, et beaucoup d’autres, couchés sur les cadres, attendaient dans les tiraillements horribles qui les tordaient que leur tour arrivât. Aussi Marchais jurait à peine, Vial ne donnait plus de leçons d’escrime dans la batterie silencieuse, et Petit, presque toujours au chevet de l’agonisant, cherchait encore à le ranimer par ses contes si tristement naïfs.

Enfin une voix crie : « Terre ! » Ce sont les Mariannes, les îles des Larrons, soit ; mais on trouve là, du moins, si nous en croyons les navigateurs, de belles et suaves forêts, au travers desquelles l’air glisse pur et rafraîchissant ; il y a là des eaux limpides et calmes, de l’espérance, presque du bonheur. Voyez sur le navire comme les fronts se dérident, comme les bouches sourient, comme les paroles s’échappent moins graves. Dans la batterie ouverte au souffle de terre, les malades cherchent d’un œil faible les montagnes à l’horizon, et la corvette, poussée par une forte brise, s’élance majestueusement vers la principale île de cet archipel.

L’exagération de certains navigateurs est patente, ou le pays a perdu de sa fertilité et de ses richesses, car les cimes qui se dessinent imposantes au milieu des nuages sont nues, âpres, couronnées d’énormes blocs de roches noires et volcaniques. À leur base pourtant et à mesure que nous approchons, nos regards se reposent sur quelques touffes de verdure assez riches ; mais, dès que le sol monte, avec lui se déploie, comme pour pavoiser le rivage, un vaste et admirable rideau de palmiers, de cocotiers, de rimas, de bananiers, si beaux, si éclatants de leurs jeunes couleurs que tous mes souvenirs perdent de leur richesse.

Décidément les voyageurs sont moins menteurs qu’on se plaît à le dire, et ici je parle pour mes confrères seuls ; je tiens peu à convaincre les incrédules par religion.