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voyage autour du monde.

— Non, c’est la malpropreté, et je suis sans puissance contre cet horrible fléau qui pèse ici sur toutes les familles vivant loin de ma capitale.

— Vous parlez avec bien de l’intérêt de votre capitale ; est-ce qu’elle ressemblerait effectivement à une ville ?

— Oui, mais à une ville à part, à une ville unique en son genre : c’est une cité ou une forêt, comme vous voudrez.

— Y a-t-il un palais aussi brillant que celui d’Humata ?

— J’espère que vous me ferez l’honneur d’y venir ; vous déciderez ensuite s’il mérite vos épigrammes.

— Hélas ! Humata m’épouvante.

Cependant nos malades se rétablissaient à vue d’œil ; leurs forces renaissaient comme par enchantement, et nous fûmes bientôt en état de repartir pour nous rendre près du mouillage d’Agagna, capitale de l’île de Guham. La côte, sous quelque aspect qu’elle se présente, est riche et variée ; mais de nombreux récifs, sur lesquels le flot mugit et bouillonne, en défendent les approches, et le mouillage même où nous jetâmes l’ancre est difficile et tellement périlleux qu’on ne peut guère y stationner que dans les belles saisons.

Les vents violents du nord ne soufflent que rarement dans la rade de Saint-Louis, protégée par l’île aux Chèvres et le morne d’Oroté, sur lequel on a élevé une inutile batterie. Au reste, j’engage fort les capitaines de navire à mouiller à Humata plutôt qu’ici, car les hauts-fonds y sont très-nombreux et restent souvent à sec dans les basses marées. Sur une de ces roches madréporiques, une citadelle bâtie à grands frais présente quelque apparence de sécurité contre une attaque extérieure ; mais quel navire viendra jamais s’embosser là pour essayer une tentative sur Guham ?

Quand nous nous vîmes condamnés à ne pas sortir de quelque temps de cette rade si belle pour le paysagiste, si effrayante pour le marin, nous nous rappelâmes que le gouverneur nous avait parlé à Guham d’une de ces îles, célèbre par le séjour que l’amiral Anson y fit lors de son grand voyage, et où, d’après M. Médinilla, nous devions trouver de curieux monuments antiques. Nous en parlâmes alors au commandant, qui nous autorisa, MM. Gaudichaud, Bérard et moi, à entreprendre dans de frêles embarcations ce périlleux voyage. Témérité, soit ; mais voir c’est avoir, dit le poëte, et nous voulions posséder. Et puis on meurt si bien en compagnie !

Ainsi donc, laissant nos amis à bord de la corvette, nous nous embarquâmes dans un canot, et mimes le cap sur Agagna, notre véritable point de départ. Il va sans dire que Petit et Marchais furent choisis par nous pour nous accompagner dans cette première course, fort affligés qu’ils étaient déjà de ne pas nous escorter jusqu’à Tinian.

Le canal entre Guham et l’île aux Chèvres n’a pas plus de six milles