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souvenirs d’un aveugle.

dans sa plus grande largeur, ni moins de trois dans sa plus petite. Cette île est couverte d’arbustes, pour la plupart assez inutiles, mais parmi lesquels cependant on trouve le sicas, appelé dans le pays fédérico, dont les habitants de cet archipel font leur principale nourriture. Il n’y a pas d’eau douce, excepté celle qu’on recueille parfois dans un réservoir de plus de quatre cents pieds de diamètre, alimenté par les pluies, et creusé sans doute par les premiers conquérants des Mariannes. Mais, en revanche, la côte de Guham offre de toutes parts l’aspect le plus riche et le plus varié. Les récits poursuivent leur cours jusqu’à Agagna, et laissent à peine trois passages fort difficiles, même pour les embarcations. Le premier est vis-à-vis de Toupoungan, village d’une quinzaine de maisons que Marchais nous proposa d’aller prendre d’assaut à lui tout seul, armé d’une des jambes de Petit. À cette plaisanterie, celui-ci, dont le soleil avait probablement échauffé le cerveau, riposta par un quolibet plus innocent encore ; mais Marchais fit un mouvement du coude ; Petit voulut parer, et, perdant l’équilibre, il tomba à l’eau.

Oubliant que son adversaire nageait comme un marsouin, Marchais, dont le cœur n’était jamais en défaut pour rendre un service, l’y suivit afin de lui porter secours, et c’est ce que voulait le rusé Petit, qui, plus fort dans cet élément, avait enfin trouvé l’occasion de se venger des mille et un coups de pied vigoureux dont Marchais l’avait généreusement gratifié. Jamais combat ne fut plus amusant, plus rempli d’épisodes. Marchais était furieux et avalait, en écumant de rage, gorgées sur gorgées d’une eau salée et boueuse, tandis que Petit, dans ses rapides évolutions, échappait à toutes les manœuvres de son antagoniste.

Nous mîmes trêve enfin à cet acharnement des deux combattants qui arrêtait notre marche ; mais Petit ne consentit à monter à bord qu’après que nous eûmes obtenu de Marchais sa parole d’honneur qu’il ne garderait aucune rancune de cette lutte d’amis, où, pour la première fois, la victoire lui avait échappé.

Le second passage est par le travers d’Anigua, bourg aussi misérable que Toupoungan, et où la lèpre n’est ni moins dangereuse ni moins répandue.

La route nous paraissant belle par terre, mes deux compagnons et moi résolûmes de la parcourir à pied jusqu’à Agagna, distant encore de six milles. Partout une terre riche et belle, partout les arbres les plus élégants et les plus majestueux à la fois ; mais point de culture, point de travaux utiles pour diriger les eaux des torrents descendant des montagnes. Que fait donc l’Espagne de cet admirable archipel, qu’il serait de bonne justice de lui ravir au profit des navires voyageurs de toutes les nations.

Enfin nous trouvâmes un hôpital de lépreux. J’y entrai, puisque mon devoir m’y appelait : j’y dessinai quelques-uns des malheureux qui er-