Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/433

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
367
voyage autour du monde.

chipel, un homme qui comprenne la morale, un réformateur philanthrope, un esprit droit, une volonté ferme, et vous aurez aux Mariannes des citoyens comme vous et moi, un code protecteur de tous les intérêts, une religion guide de toutes les consciences.

Avec des natures aussi malléables que celles que voilà, on peut tout attendre d’une pensée généreuse. Le Mariannais est dans l’erreur, parce qu’on ne lui a pas dit encore où est la vérité et ce qui est la vérité. Dès qu’on lui aura appris la route à tenir, soyez sûr qu’il n’en déviera pas ; et si les mœurs primitives triomphent parfois des nouvelles institutions, c’est qu’il y a dans celles-ci tant de sottise et de folie, que le bon sens, qui est une propriété de tout ce qui respire, en fait prompte et bonne justice. Il ne faut jamais, et dans aucune circonstance, tout vouloir à la fois. Dieu, plus puissant que l’homme, fit le monde en six jours, et quel monde encore ! une semaine de plus n’aurait rien gâté, je pense.

Il y a cinq cent soixante-dix maisons à Agagna, dont cinquante seulement en maçonnerie ; les autres sont en bambou, arêtes de palmier et feuilles très-artistement serrées et liées. Toutes sont sur pilotis, à quatre ou cinq pieds du sol, ayant sur la façade, et derrière, un jardin avec enclos planté de tabac et quelques fleurs. Je vous jure que tout cela est fort gai, fort curieux à étudier. Ces maisons sont séparées les unes des autres ; on y monte par une échelle extérieure qu’on retire la nuit, et qu’on pourrait laisser en toute sécurité. Elles n’ont jamais plus de deux pièces ; dans l’une dorment les maîtres du logis ; dans l’autre, en face de la porte, les enfants, les poules, les porcs, hôtes de chaque jour, et les étrangers visiteurs, constamment bien accueillis. Les meubles consistent en petits escabeaux, hamacs, ardoises pour tourner la feuille de tabac, et mortiers pour réduire en poudre le sicas. Ajoutez à cela trois ou quatre images de saint, de christ, de martyr ; des vases en coco, des fourchettes en bois de sandal, des rosaires, et des galettes qu’on fait sécher à l’air, et vous aurez une idée complète de ces demeures hospitalières où la vie s’écoule sans secousse, presque sans souffrance, jusqu’à une vieillesse précoce ; car dans ce pays si chaud, si fécond, on est homme complet quand chez nous on comprend à peine la vie.

Le palais du gouverneur décore la seule place de la capitale. C’est un vaste corps de logis à un étage, moitié bois, moitié briques, avec force croisées et un balcon dominant la mer et planant majestueusement sur les maisons voisines. Devant sa façade sont placées huit pièces d’artillerie en bronze, sur leurs affûts, gardées par des soldats en uniforme devant lesquels je vous défie de vous arrêter sans rire aux éclats, tant les guenilles dont on les a affublés sont bizarres et peu façonnées à leur taille. Les murs du palais, fraîchement peints, attestent la galanterie de M. Joseph Médinilla, qui ne veut pas que nous accusions son empressement et sa courtoisie. Si vous montez, vous vous trouvez dans une salle immense.