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XXX

ÎLES MARIANNES

Guham. — Agagna. — Fêtes. — Détails.

Effrayé de l’aspect des lépreux, je pris la fuite et rejoignis mes camarades qui m’attendaient à Assan.

Ceci est véritablement un bourg, mais un bourg propre et bien bâti ; on s’aperçoit qu’on approche de la capitale, dont on n’est éloigné que d’un quart de lieue, et les environs, plantés d’arbres odoriférants, sont un jardin délicieux où l’on a hâte de se reposer. J’y fis une remarque assez singulière. Dans tous les lieux où s’était montré le cocotier, nous l’avions trouvé droit, élégant, majestueux. Ici il change de nature et garde sa nouvelle forme jusqu’à Agagna. Sa tige, d’abord verticale, fait un coude à une hauteur de vingt à vingt-cinq pieds, et parcourt ensuite presque horizontalement une grande distance sans perdre de sa force et de la richesse de son feuillage, et se redresse enfin, comme un superbe panache, à deux brasses à peu près de sa brillante chevelure. L’aspect de ces arbres capricieux est vraiment fort curieux à observer, et de loin on croirait voir une vaste forêt à demi vaincue par les ouragans.

Je ne vous dirai pas la beauté, la variété, la richesse des paysages qui se dessinent aux yeux d’Assan jusqu’à Agagna : nul pinceau, nulle plume ne pourrait en donner l’idée ; on se tait, on admire.

Ceci est une ville, une ville véritable avec rues larges et droites, avec carrefours, une place publique, une église, un palais. Ceci ne vous rapproche point de l’Europe, car rien ne ressemble à ce que vous avez vu jusqu’à présent, mais vous dit pourtant une conquête récente d’une civilisation bâtarde. Ce n’est encore qu’un reflet, c’est, pour ainsi dire, la parodie de nos mœurs, de nos lois, de nos usages, de nos vices même et de nos ridicules ; mais c’est un progrès en tout, bien et mal, c’est un premier pas, une espérance ; vienne maintenant ici, pour gouverner cet ar-