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voyage autour du monde.

carré, selon l’expression pittoresque de Petit ; les deux coins, ornés d’énormes glands, descendent jusque sur les épaules et caressent des ombres d’épaulettes faisant face en arrière et venant visiter les omoplates. Le chef, dégarni de cheveux sur la face, en a plusieurs en queue, serrés tantôt à l’aide d’un ruban noir ou blanc, tantôt à l’aide d’une petite corde jaune ou rouge. Il a une moustache, ou il n’en a pas, selon son caprice ; il se tient droit comme un de ces cocotiers d’Assan dont je vous ai parlé tout à l’heure, et il nage dans son habit avec plus d’aisance que vous ne le feriez dans un large manteau de mousseline. Celui-ci joint les deux revers par une agrafe au-dessus du menton et s’achemine en pointe jusqu’au bas de la place des mollets, enfermés dans des guêtres où les cuisses et le corps tiendraient fort commodément. Un ceinturon noir ou bleu appliquait l’épée sur la hanche, épée à la Charlemagne, longue et plate, fourreau déchiré ; le tout porté sur des souliers fins extrêmement effilés. Voilà à peu près ; mais c’est la tournure grotesque de ces maringouins déguisés qu’il faut admirer ! c’est aussi l’air imposant et martial dont ils cherchent à se draper qui amuse et qui étonne. En vérité, on ferait volontiers le voyage aux Mariannes rien que pour voir, une fois seulement, l’état-major en grande tenue du gouverneur-général de cet archipel pour le roi de toutes les Espagnes.

Après notre inspection à la course, mes deux amis et moi nous nous rendîmes à notre logement pour nous préparer à notre grand voyage à Tinian, l’île des antiquités. Une porte où veillait une sentinelle fumant son cigare était à côté de la nôtre : là se voyait une prison avec des anneaux de fer au mur ; des cris déchirants sortaient de cette noire enceinte, et j’y pénétrai sans que la sentinelle m’arrêtât. On frappait un Sandwichien amarré à l’un des anneaux de fer, et ses épaules et ses flancs en lambeaux attestaient la vigueur du bourreau. Celui-ci, dont je vous parlerai plus tard, me salua de la main gauche, tandis que de la droite il achevait l’exécution de la sentence. Mais cette sentence, qui l’avait dictée ? le valet lui-même. De quoi était coupable le Sandwichien ? d’avoir répondu trop cavalièrement au valet. Nul ne savait dans l’île ce qui se passait en ce moment à la prison, hormis le bourreau, le patient et moi. La tâche finie, le Sandwichien s’en alla, et celui qui venait de le frapper lui lança violemment son bâton noueux entre les jambes.

À une sévère observation échappée de ma bouche, le misérable haussa les épaules, siffla et me laissa seul. Toutes choses sont ainsi faites : quand le premier est bon et généreux, le second est méchant et cruel ; au lion succède le tigre, à l’aigle le vautour, au maître le valet.

Le premier dîner que nous donna le gouverneur fut précédé d’un dessert très-confortable, où les plus beaux fruits de la colonie se trouvèrent étalés avec une profusion toute vaniteuse, mais où la grâce et l’empressement jouaient encore le premier rôle. La grandeur castillane étalait là