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souvenirs d’un aveugle.

son insolence et son orgueil. M. Médinilla se sentait fier de nous convaincre qu’il coulait dans ses veines un noble sang espagnol, et il se plaisait à nous parler de l’Europe, afin de nous prouver que ses usages ne lui étaient pas étrangers. Tant de coquetterie nous subjugua. Le repas de la soirée fut d’une gaieté charmante, et, pour y ajouter encore un plaisir, le gouverneur nous demanda la permission de faire monter dans la grande salle une vingtaine de petits garçons et de petites filles qui se placèrent sur deux lignes, ainsi que des soldats lilliputiens, et entonnèrent des chants tchamorrés avec une harmonie à rivaliser avec un concert de chats sauvages ; puis, changeant de rhythme, ils nous firent entendre quelques noëls fort originaux, et clôturèrent la séance par des cantates sonores et guerrières en l’honneur de leur noble pays, de leur noble souverain, de leur noble armée, de leurs nobles concitoyens, de leurs nobles nobles. Voici un échantillon de leur poésie patriotique :

Vive Ferdinand !
Des rois le plus grand.
Vive Georges-Trois !
Le plus grand des rois
Meure Napoléon !
Scélérat et capon.
À cet infâme coquin
Une cravate de lin
Qu’il vienne jusqu’ici.
Ce sera fait de lui.

Ces choses-là se traduisent littéralement ! Cependant M. Médinilla, devinant à nos grimaces qu’une pareille versification n’était pas fort de notre goût, renvoya les bambins sur la place publique, nous demanda la permission d’aller faire la sieste, et nous invita pour le lendemain à de nouveaux délassements.

Nous sortîmes donc du palais et parcourûmes la ville… Elle était déjà plongée dans le sommeil le plus profond. Ici le peuple vit couché ou accroupi. La brise a beau souffler fraîche et bienfaisante, les hommes, les femmes restent cloîtrés dans leurs demeures, étendus sur des nattes de Manille ou dans des hamacs, et il serait vrai de dire qu’aux Mariannes tous les jours n’ont que deux ou trois heures, et que le reste c’est la nuit. Voyez pourtant ces muscles si bien dessinés, ces charpentes vertes et vigoureuses qui passent près de vous d’un pas ferme et assuré ; voyez aussi ces jeunes filles à l’œil ardent, à la tête haute, au corps plein de souplesse, vous saluant de la main et du sourire à la fois, vous invitant de la façon la plus gracieuse à une collation de bananes, de pastèques et de cocos. Oh ! tout cela c’est la vie forte et puissante de la végétation qui pèse sur Guham et qui ombrage le sol sans soins et sans culture.