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voyage autour du monde.

d’une mer calme, il dit toujours : Le miroir du ciel. Et si vous lui demandez ce que c’est que Dieu, il vous répond : C’est lui. Il dit encore qu’un beau jour est un sourire de l’Être-Suprême, et que les palmiers sont les panaches de la terre. Il appelle l’écriture le langage des yeux ; les passions, des maladies de l’âme ; les nuages, les navires de l’air ; les ouragans et les tempêtes, des colères. Chez ce peuple qui s’efface et disparaît, la langue a peu de mots et beaucoup d’images ; la périphrase en est l’esprit ; on ne va au but qu’avec un détour, et il serait exact de dire que le Tchamorre ne dessine qu’avec des couleurs. Pour quiconque étudie avec soin les progrès ou la décadence des peuples, il n’est pas difficile de deviner que les premiers habitants de cet archipel sont tombés par la conquête, et qu’il ne restera bientôt plus rien de ces hommes extraordinaires qui ont doté jadis ce pays de monuments curieux et gigantesques dont je vous parlerai bientôt et qui ont tant de rapport avec quelques-unes des ruines antiques découvertes en Amérique.

Il y a haine permanente ici entre les familles pur sang tchamorre et celles alliées aux Espagnols. Les premières méprisent les autres, celles-ci haïssent les premières ; de là des rixes sanglantes dans les campagnes, où les cadavres mutilés attestent la férocité ou plutôt le délire du vainqueur. Il m’est arrivé quelquefois, dans mes promenades, de prendre sans réflexion deux guides de religion opposée, qui ont constamment refusé de m’accompagner, quelque brillantes que fussent mes promesses et mes récompenses ; l’Espagnol refusait par dédain, en disant : « C’est un sauvage ; » le Tchamorre, avec brutalité, appelant l’Espagnol « un homme dégénéré. » Si un gouverneur sévère ne met un terme, par de sévères exemples, à ces fureurs héréditaires, la colonie aura son jour de deuil.

Fatigué de mes courses aventureuses, je rentrais chez le gouverneur, quand une foule immense, stationnant sous un magnifique dôme de cocotiers, appela mon attention. J’y trouvai Petit hissé sur un trône d’arbre et vendant des images coloriées de deux sous, ou plutôt les troquant contre des vases d’une liqueur enivrante tirée du coco. Ces images, dont je lui avais fait cadeau, le malheureux les avait débaptisées. La mère de Coriolan aux genoux de son fils, c’était la Vierge implorant Jésus ; Armide et Renaud dans le jardin créé par le Tasse, c’était Adam et Ève au paradis terrestre ; l’incendie de Salins, c’était Sodome réduite en cendres ; un banquet de vaudevillistes, la scène des apôtres ; Phaéton foudroyé par Jupiter, la chute de Satan ; un bateau de blanchisseuses sur la Seine, l’arche de Noé ; l’enlèvement de Ganymède, le Saint-Esprit portant un ange aux cieux ; et Ulysse vainqueur de Polyphème, David terrassant le géant Goliath.

Et là-dessus, mon brave Petit avec cette éloquence de matelot que vous lui connaissez, leur faisait en patois espagnol les contes les plus