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voyage autour du monde.

M. José Médinilla y fut pris d’abord comme ses officiers ; il accorda gratis un bon terrain au nouveau venu, qui promettait de régénérer l’île, l’admit à sa table, dans ses conseils, et Domingo écrasa presque de sa puissance Eustache, le valet du gouverneur, qui pourtant ne se laissait pas aisément détrôner.

Il fallait une compagne à notre hardi réformateur. La vie est si lourde à quiconque la passe dans la méditation, lorsque les souvenirs n’ont rien d’honorable et de consolant ! Pas une de ces jeunes filles qui passaient devant lui n’aurait osé espérer une si haute faveur que celle dont le senor Domingo voulait l’honorer, et néanmoins celle précisément sur qui tomba son choix refusa net la proposition qui lui fut faite par le transfuge des Philippines. Son orgueil en fut cruellement blessé ; il ne voulait pas croire à l’étrangeté de ce qu’il appelait une injure, et il se promit bien de ne pas s’en tenir à une simple tentative. L’orgueil humilié ne se laisse pas impunément abattre : il avait affaire à une Espagnole jeune, ardente dans ses passions, comprenant l’amour aussi bien que Mariquitta, mais le comprenant avec ses orages et ses tempêtes ; quoique jusque-là son cœur fût resté insensible et muet à toute séduction, Angéla était exprès taillée pour Domingo : ces deux natures, si chaudes, si extraordinaires, ne pouvaient se rencontrer sans se comprendre.

Angéla avait quatorze ans à peine ; mais on lui en eût donné vingt en Europe, tant ses traits, carrément accentués, se dessinaient avec une mâle vigueur, tant ses membres élastiques avaient de force et de souplesse à la fois. Elle faisait de la chasse son occupation de tous les jours ; elle assistait aux services divins avec une sorte d’indépendance qui lui valait les reproches de ses amis, et, seule dans l’île, lorsqu’un tremblement de terre ébranlait les demeures, elle ne se signait point et ne se jetait pas à genoux pour implorer la clémence divine. On l’appelait Demonia à Guham, et cependant tout le monde l’aimait, car on n’avait pas même eu jusqu’à présent à lui reprocher aucune de ces méchancetés féminines qui germent et se font jour chez les femmes de tous les pays du monde.

Angéla avait perdu son père, sa mère et un frère presque coup sur coup ; sa douleur avait été vive et profonde, car pour certaines âmes il n’est point de tièdes émotions ; la jeune fille pensait donc à se donner la mort et à suivre sa famille dans la tombe, quand pour la première fois elle se trouva en face de Domingo. Tous deux se regardèrent en même temps comme deux êtres qui se sont déjà vus. Ils ne se dirent rien et s’entendirent. Vous savez, il est de ces types particuliers qu’on trouve par hasard sur sa route, qu’on croit avoir connus ou auprès desquels il semble qu’on a toujours vécu.

Le lendemain de cette rencontre, Domingo attendit Angéla à la porte de l’église, et lui dit au moment où elle en sortait toute pensive :

— Jeune fille, veux-tu être ma femme ?