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souvenirs d’un aveugle.

Vous venez d’entendre la jeune et belle Tchamorre pur sang national, caractère primitif, vierge de toute souillure espagnole, hormis de cette mesquine superstition qu’on lui avait imposée en naissant, et dans laquelle ses goûts, l’habitude et l’insouciance l’avaient incessamment plongée. Je ne vous ai pas tout dit, pourtant, parce qu’il y a des secrets intimes que la plume ne doit point révéler, quelque piquant regret qu’il en coûte à l’amour-propre.

Voici maintenant un contraste, une passion sauvage, une vie à part ; voici une âme de fer, ne reculant devant aucun obstacle, ne s’épouvantant d’aucun crime pour atteindre le but.

La maison de Mariquitta et celle de Domingo étaient voisines. Domingo Valès était un Espagnol de Manille ; il était venu aux Mariannes afin d’échapper à une condamnation capitale pour certaines étourderies contre lesquelles la justice du pays avait dû sévir. Condamné à mort par contumace, il avait longtemps vécu sur les hautes montagnes de Manille pour se soustraire au supplice du gibet ; mais, las enfin de cette vie errante, il descendit un jour dans la plaine, pénétra hardiment dans la ville, se glissa jusqu’au port, s’empara d’une barque amarrée à la cale, y jeta quelques provisions, courut au large et s’abandonna aux vents et aux flots. Les vents et les flots lui furent favorables, et en peu de temps il toucha aux Sandwich, où son arrivée étonna beaucoup les naturels d’Owhyée, à qui il raconta une histoire fort lamentable de sa façon, afin de les intéresser à son triste sort. Là encore il fut bien reçu, bien fêté ; on lui donna une case, des nattes, un grand carré de taro (tacca pinnalifida), et Domingo vécut ainsi deux ans à Karakakooa, heureux et fort estimé des sauvages habitants de cet archipel.

Tout cela est dans l’ordre des choses humaines : ne nous en étonnons pas.

Mais que faire aux Sandwich, à moins que d’être élu roi ? et comment se faire nommer roi d’un pays où le grand Tamahama avait établi sa puissance ? Le scélérat de Manille, contraint de vivre en honnête homme, se lassa de cette existence inutile et monotone ; il profita du départ pour les Mariannes d’un navire américain, sur lequel on lui donna gratuitement passage, et il arriva à Guham, où, voyageur indépendant, il s’établit sous son véritable nom, sans se soucier le moins du monde des suites probables de son imprudence ou plutôt de sa témérité.

Arrivez dans ce pays avec de l’impertinence et de l’audace, tenez-vous debout et fier en présence de vos chefs légitimes, prouvez que vous avez quelques notions des mœurs des peuples civilisés, traitez de sauvages tous ces êtres qui vous entourent, faites voir que vous savez lire et écrire : il ne vous en faut pas davantage pour être un personnage de distinction. Rien parfois ne ressemble à la grandeur comme la bassesse, à l’homme de génie comme l’ignorant.