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souvenirs d’un aveugle.

taine de pas du mouillage, à gauche de la maison de l’alcade, laquelle, avec trois ou quatre hangars où l’on enferme les porcs sauvages pris dans les bois, compose tout le village. La population entière de l’île est de quinze personnes, y compris la femme de l’alcade, qui n’est point une Vénus ; ses trois filles, qui ne sont pas les trois Grâces ; et le père, qui n’est pas un Apollon. On appelle pourtant tout cela, aux Mariannes, une ville, un gouverneur, une colonie.

Les ruines dont je vous ai parlé forment une galerie longue de soixante pas. Les pilastres sont carrés, solides, sans ornements, sans socle, épais de quatre pieds et demi, hauts de vingt-cinq, surmontés d’une moitié de sphère posée sur sa courbe. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que dans la chute de la plupart de ces pilastres, renversés par quelque tremblement de terre, cette demi-sphère colossale ne s’est point détachée du massif, où certainement elle avait été posée après coup.

Quatre de ces pilastres étaient couchés parmi les broussailles ; les seize qui restaient debout semblaient n’avoir pas souffert du frottement du temps et paraissaient attendre et provoquer de nouvelles secousses volcaniques pour lutter avec elles.

Ces ruines, à peu près comparables à certaines ruines aztèques récemment découvertes en Amérique, sont appelées, ainsi que celles de Rotta, maisons des antiques, ou plutôt maisons des anciens.

Auprès de celles que je viens de vous signaler, et rapproché du rivage, est un puits fort beau d’un diamètre de douze pieds, dans lequel on descend par un bel escalier en maçonnerie ; il est également appelé le puits des antiques, et je n’en parle que pour l’indiquer aux navigateurs, qui y trouveront une eau fort potable, quoique peut-être légèrement saumâtre.

Mais pénétrez dans l’intérieur de l’île partout des débris de colonnes ou de pilastres, levant leur tête blanchie au-dessus des vastes touffes de plantes équatoriales. Ici, des édifices circulaires ; là, des galeries droites, coupées par d’autres galeries sinueuses, tantôt très-allongées, tantôt interrompues, selon le caprice seul de l’architecte. C’est un chaos immense de bâtisses vaincu par les siècles, un chaos magnifique à voir, mais, par malheur aussi, un chaos sans leçons pour l’histoire des hommes qui ont passé sur cette terre, que vous auriez dit, naguère, sortie vierge encore des profondeurs de l’Océan.

Il faut partir.

Certes, la présence continuelle des trois jeunes filles de l’alcade auprès de nous, soit que nous allassions rêver ou étudier dans les bois, soit que nous prissions quelque repos dans nos hamacs, avait un certain prix et chatouillait fort notre vanité. Mais un désert avec elles ne convenait nullement à notre humeur vagabonde.