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souvenirs d’un aveugle.

qui osât se présenter pour obtenir une espérance. C’est que le malheur était là qui étouffait la prière au fond de l’âme.

Un matin que, pour punir sa mule entêtée (car celles d’Agagna n’ont pas changé de nature et gardent les qualités qu’elles ont en Europe), un paysan venait d’en tuer une d’un grand prix à coups de maillet assénés sur la tête, le désolé Tchamorre vint supplier M. Quoy de lui donner un remède pour guérir sa pauvre monture.

— Qu’a-t-elle ? demanda le docteur.

— Je n’en sais rien.

— D’où souffre-t-elle ?

— Elle ne souffre pas.

— Alors que voulez-vous ?

— Que vous la guérissiez, elle est morte.

— Mais si elle est morte, il n’y a plus de remède possible.

— Essayez toujours.

— Allez-vous-en, et laissez-moi tranquille.

— Dieu vous punira, senor.

— J’en fais mon affaire.

— Et moi, je me vengerai.

— Oh ! ceci c’est différent ; et comme je veux vivre en paix avec tout le monde, sachez que mon métier n’est pas de guérir les bêtes.

— Eh ! qui diable guérissez-vous donc en France ? répliqua le Tchamorre d’un ton désappointé en s’en allant.

Cette naïveté, qu’il ne tînt qu’à nous de prendre pour une épigramme, nous divertit fort pendant quelques heures.

Quant au mal affreux que les soldats de Colomb ont apporté, dit-on, d’Amérique, et qui a fait tant de victimes en Europe, où la science l’a si longtemps vainement combattu, il est inconnu aux Mariannes, et, quoiqu’il ait décimé, depuis peu d’années, les Philippines. Timor, les îles de la Sonde et presque toutes les Moluques, nul symptôme ne s’en est encore fait sentir ni à Guham ni à Rotta, où on le désigne cependant sous le nom de mal français. J’ajoute, en passant, que les bienheureux Carolins ont également été épargnés par ce redoutable fléau, qui, une fois en colère, se place à côté de la peste et de la lèpre.

Une observation vraiment curieuse et remarquable, c’est que nous voyions accourir à notre hôpital encore moins de gens tourmentés par des maux physiques que par des douleurs morales. Ainsi on venait demander un remède contre la colère, une potion contre l’amour, un calmant contre la soif des richesses ; celui-ci voulait qu’on lui indiquât un moyen de découvrir un voleur dont il avait été victime ; celui-là, l’art d’empêcher une jeune fille de dormir ; un troisième, quelques poudres à jeter sur sa femme, afin de la rendre plus sage. En un mot, on faisait de nos docteurs des sorciers, et non des médecins. Hélas ! on leur attribuait