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voyage autour du monde.

la puissance de Dieu. Pauvres Mariannais ! que de ténèbres encore dans votre riche archipel ! Au surplus, ce n’est pas seulement la médecine qui est inconnue aux Mariannais : les arts n’y ont aucun culte ; les sciences y seraient un luxe. Il est vrai de dire que le peuple est spirituel et intelligent ; mais son esprit est mal dirigé, et son intelligence ne va pas au delà des recherches nécessaires au bien-être de la vie. Si l’on est ignorant à Guham, c’est qu’on n’a dit à personne qu’il y a profit à apprendre. Les nouvelles maisons bâties à côté des anciennes n’ont ni plus ni moins d’élégance que celles-ci ; les meubles ne diffèrent en rien de ceux que les Espagnols y trouvèrent lors de la conquête ; les instruments aratoires n’ont pas varié, et si l’intérieur de l’île est sans culture, c’est que le nécessaire est à la porte de chaque maison, et que personne aux Mariannes n’est commerçant, ni industriel, ni trafiquant, que dans les fort rares occasions où un navire européen vient mouiller devant l’île. Quand j’ai dit que les habitants des Mariannes étaient sans passions, je me suis trompé : il y en a une qui les possède, qui les maîtrise, qui fait leur vie, et qui cependant est, pour ainsi dire, un contraste frappant avec cette existence sans secousse qui les caractérise si bien : je veux parler de la musique.

Le Mariannais est musicien plutôt par nature que par instinct ; il chante en se levant, il chante dans le travail, il chante dans l’eau, et lorsque le sommeil s’empare de lui, il chante encore. Son langage est presque une musique ; on pourrait noter ses inflexions ; et toutefois cette mélodie, qu’il a puisée sans doute dans cet admirable concert que les eaux, les bois, les montagnes, le ciel de son pays, font entendre, est une mélodie lâche, faible, monotone, assoupissante, sous laquelle on doit succomber, comme au chant endolori d’une nourrice attentive. Vous entendez bien par-ci, par-là, un boléro espagnol ou une ségadilla castillane ; mais alors il y a exception : c’est le sang qui bouillonne en dépit du far niente si caressant, et vous n’entendez de pareils airs que dans la bouche des enfants qui n’ont pas encore eu le temps d’être écrasés par le soleil tropical.

Si quelques danses ont lieu à Guham, ce n’est que dans les grandes cérémonies ordonnées par le gouverneur, et jamais, même alors, ce ne sont les hommes ou les femmes d’un âge mûr qui s’y livrent ; mais les enfants se vengent, pour ainsi dire, par la vivacité de leurs jeux et de leurs gambades, de cette froide contrainte imposée aux vétérans du lieu.

Chaque soir, après le travail, vous voyez ces marmots, garçons et filles, nus, excepté des reins, se poser devant leur porte, d’abord dignes et graves, ainsi que des marquis de la vieille roche, puis, piétinants et pleins d’impatience, attendre la présence de quelque personnage de distinction pour commencer les exercices où s’épuisent leurs forces.

Un chapeau est placé à terre, au milieu d’un cercle de quatre ou cinq