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I
TOULON
Les Baléares. — Gibraltar.

Toulon est une ville de guerre, forte et patriotique ; les beaux souvenirs de 89 l’ont rendue orgueilleuse, et on lit quelque chose de martial et d’indépendant sur cette population incandescente qui se rue avant le jour sur les quais et les marchés publics. L’idiome du peuple est nerveux, abrupte comme les montagnes qui emprisonnent la cité ; ses manières sont brutales comme le mistral qui ravage ses vignobles, et ses refrains favoris semblent un écho de ces rapides tourmentes qui, nées sur les côtes africaines, bouleversent son port et sa rade.

Quand vous arrivez à Toulon, vous devez vous défaire de vos manières musquées de cité intérieure, si vous voulez être compris ; mais aussi, pour comprendre, il faut vous aider d’un dictionnaire local savamment annoté, sans lequel vous vous croiriez à mille lieues de tout pays classique.

La jeune fille qui sort, vient d’appareiller pour prendre le large ; le papa cloué dans un fauteuil, dérape à l’instant pour courir des bordées sur le port ; l’ami qui appelle un ami, lui dit d’accoster ; celui qui vous heurte dans la rue, vous prie de le pardonner, s’il vous aborde ; on ne fait halte qu’afin de se mettre en panne, et l’on ne marche plus ou moins vite que pour filer plus ou moins de nœuds ; tout étourdi fuyant un créancier ou tout bambin esquivant son école, louvoie afin de se cacher ; hisse ses bonnettes et largue ses cacatois pour doubler l’ennemi ; et si vous avez le malheur de demander à un homme du port une barque