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souvenirs d’un aveugle.

pour aller vous promener au large, soyez sûr que vous paierez le double de celui qui, en s’asseyant dans un sabot, dira d’une voix brève : « En rade, et fais-moi peter un lof. »

J’ai connu, à Toulon, un capitaine de vaisseau dont la gloire militaire est égale à celle des plus grands marins du grand siècle, qui, dans son habitude quotidienne de manœuvrer un navire, faisait louvoyer, sur la grande route l’âne sur lequel il était monté, quand il avait le vent debout, c’est-à-dire en face.

Un jour que l’entêtement de sa monture l’avait mis dans une colère horrible, on l’entendit s’écrier : « Gredin ! je ne te ferai pas virer de bord lof pour lof, moi qui fais virer une frégate ou un trois-ponts !… » Et aussitôt il se mit a orienter le pauvre baudet, comme s’il s’était agi d’une yole ou d’une chaloupe.

Si vous ajoutez au langage des habitants de Toulon leurs gestes si variés, si rapides, si parlants, vous croyez voir des hommes qui ont hâte de dépenser leur existence, de peur que le temps ne manque à leur vie sans cesse mouvementée.

Et puis, des matelots dans toutes les rues, des jurons sur toutes les lèvres, des gens ivres sur toutes les places publiques, des pugilats dans tous les cabarets, des chants rudes, inharmonieux, des officiers marchant gauchement par l’habitude du roulis et du tangage, et parlant du Chili, de la Chine ou du Bengale comme on parle partout ailleurs d’une maison de campagne voisine.

J’oubliais encore le cliquetis lugubre de la chaîne des forçats, qui fait taire le rire et vous surprend au milieu d’une joie. C’est le côté hideux du tableau. Vous dirai-je, pourtant, que parmi ces hommes innocents ou coupables, mais que la société a flétris, on en trouve parfois qui, libres dans la ville, vêtus du hideux uniforme et ferrés légèrement, entrent en plein jour dans les maisons, prennent place à côté d’une famille de bourgeois, s’asseyent à une table ou à un piano, donnent des leçons de français ou de musique à de jeunes filles, loin de leur mère imprudente, ou de leur père inattentif ?… Ces choses-là, je les ai vues à Toulon, et je me suis souvent demandé si la morale avait quelque profit à tirer de semblables épreuves.

Toulon est célèbre par son magnifique arsenal, dû a la munificence de Louis XIV ; sa rade est large et sûre. Il est défendu par le fort La Malgue et d’autres batteries élevées sur des hauteurs et plongeant sur la ville et le port. Les rues sont droites, propres, arrosées nuit et jour par de rapides rigoles, et là, sur le quai, vous admirez, soutenant le balcon de l’Hôtel-de-Ville, deux cariatides de Puget, chefs-d’œuvre que le frottement du temps achève de détruire.

Nos préparatifs de départ étant terminés, l’ordre d’appareiller retentit, et nous voici, après un triste adieu à nos amis et à notre patrie, lon-