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souvenirs d’un aveugle.

de quarante lieues de distance, nous le voyions encore au-dessus de l’horizon.

Toute terre s’effaça de nouveau, nous naviguâmes dans une mer tranquille et belle. Ici, point de ces tempêtes horribles qui démâtent et ouvrent les navires ; point de ces temps orageux qui rendent si pénibles les courses des navigateurs dans les zones élevées ; point de roulis qui fatigue, point de tangage qui torture ; j’écris et je dessine à mon aise. La traversée jusqu’au Brésil sera trop courte et trop paisible ; n’importe ! il faut savoir se résigner.

Mais là-bas, là-bas, loin de nous, un petit point blanc, d’abord imperceptible, grandit bientôt, s’étend comme un vaste linceul, et semble appeler à lui tous les nuages qui l’entourent. Le ciel est voilé ; quelques zigzags de feu, exhalant une odeur de soufre, sillonnent l’espace ; la mer, au lieu d’être ridée comme tout à l’heure, devient turbulente et clapoteuse ; on la croirait en ébullition. Une chaleur étouffante nous brûle, pas un souffle pour enfler les voiles qui coiffent les mâts, et la corvette tourne sur elle-même, privée d’air. Tout à coup la mer moutonne… Amène et cargue ! laisse porter !… et nous sommes lancés comme une flèche rapide. Le tonnerre roule avec fracas, la foudre éclate et tombe, le flot frappe le flot, les mâts crient et se courbent ; une trombe, tourbillonnant sur notre arrière, est prête à nous écraser ; la vague est aux nues, elle nous envahit de toutes parts ; la pluie et la grêle nous fouettent avec un fracas horrible, et l’intrépide matelot, perché sur la pointe des vergues, ne sait si ce sont les flots ou les eaux du ciel qui l’inondent et le brisent. Il est nuit, nuit profonde, sans horizon, sans étoile au zénith ; froide, menaçante encore dans le silence solennel qui succède à la lutte des éléments. Déjà le ciel se dévoile, la corvette reprend son allure d’indépendance ; nous voyons autour de nous, et le soleil nage dans une atmosphère d’azur.

Avons-nous été assaillis par une tempête, par un ouragan ? le matelot souriant, dit que ce n’est qu’un grain. À la bonne heure ! j’aime les points de comparaison, et l’ouragan sera le bienvenu.