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voyage autour du monde.

Ses tentatives ne furent pas heureuses sur les îles voisines, puisque la Grande-Canarie et Ténériffe ne se soumirent que quatre-vingts ans après, et coutèrent beaucoup de sang, à cause de la défense héroïque des Guanches, premiers habitants de toutes ces îles. Le roi de France, trop occupé de ses guerres avec les Anglais, ne put donner aucun appui à son chambellan, qu’il oublia, le croyant en enfer, parce qu’on nommait alors Ténériffe Infierno, probablement à cause de ses volcans. Ce fut Henri III, roi de Castille, qui lui fournit quelques secours, à la suite desquels le pape se hâta de lui envoyer un évêque, et de le reconnaître roi feudataire du Saint-Siège, et vassal du prince qui l’avait soutenu et couronné.

On peut remarquer en passant que les grands génies de tous les temps ont rarement trouvé des soutiens dans leur pays, et que beaucoup de découvertes, dues à l’audace et à la persévérance, ont été la conquête de protecteurs étrangers. La mort seule rend un grand homme à sa patrie.

M. Bory de Saint-Vincent, dans son grand ouvrage, modestement intitulé : Essais sur les îles Fortunées, a donné une histoire complète du pic de Ténériffe, envisagé sous tous les points de vue. Il a rapporté tout ce qu’on avait écrit jusqu’à lui, en ajoutant à ces relations comparées et discutées ses propres observations, avec un catalogue fort étendu des productions zoologiques, botaniques et minéralogiques de Ténériffe. Il retrouve dans cette île et dans les archipels voisins le véritable mont Atlas de l’antiquité, les Hespérides et leurs jardins ornés de pommes d’or : les Gorgones et le séjour de leur reine Méduse, les Champs-Élysées, les îles Purpuriennes ; enfin, l’ancien Atlantique de Platon, et le berceau de ce peuple atlante qui civilisa la terre après l’avoir conquise, mais dont les éruptions volcaniques ont anéanti les monuments et tout détruit jusqu’au souvenir.

Il est possible que M. Bory de Saint-Vincent trouve quelque contradicteurs ; mais s’il se trompe, il est difficile de le faire avec plus d’éloquence.

M. de Humboldt (et l’indulgente amitié dont il m’honore m’enhardit à citer un nom si illustre dans de si faibles esquisses), M. de Humboldt a visité le pic Ténériffe et son cratère : n’est-ce pas dire que le cratère et le pic n’ont plus rien de caché ?

Cependant, honteux sans doute de son obstination, le gouverneur nous releva enfin de notre quarantaine ; et nous fûmes autorisés à parcourir et à étudier l’île. Aussi, touchés d’une générosité si courtoise et si peu attendue, nous levâmes l’ancre et partîmes, non sans lui dire adieu par une seule bordée. Adieu aux petites filles de la plage de galets ! adieu aussi aux pinques espagnoles, d’où viennent jusqu’à nous des refrains bruyants et joyeux.

Le pic dégagea sa tête blanche des nuages qui la voilaient ; il se montra dans toute sa majesté, menaçant et dominateur, et le lendemain, à plus