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III

Prise d’un requin. — Cérémonie du passage de la ligne.

Dans ces latitudes équatoriales, où le soleil, presque toujours d’aplomb, exerce une si puissante influence sur l’atmosphère, il est rare que les mauvais temps soient de longue durée. En général, on ne passe la ligne qu’à l’aide de petits coups de vent, d’orages, et, après le grain, le ciel redevient limpide et bleu. La tourmente fut courte, l’élégant damier voltigea autour de nos mâts avec un calme confiant, indicateur d’une journée tranquille ; les marsoins, dans leurs brillantes migrations, ne faisaient plus jaillir les flots écumeux par leurs soubresauts pleins de folie ; la gigantesque baleine se pavana majestueusement entre deux eaux et nous montra de temps à autre son dos immense, sur lequel l’albatros pélagien, arrivé la veille des régions glacées, se précipitait comme une flèche et se relevait à l’instant pour chercher une nourriture plus certaine, tandis que le navire, bercé sur sa quille de cuivre, roulait et tanguait au gré de la vague, contre laquelle le gouvernail était sans puissance.

Requin ! dit tout à coup un de nos matelots ; requin à l’arrière ! En effet, un requin monstrueux, l’œil aux aguets, attendait avec sa voracité accoutumée les débris de bois, de linge, de goudron, dont on débarrasse le pont et les batteries. Voici donc un épisode au milieu du calme plat que déjà nos impatients matelots commençaient à maudire avec leurs jurons accoutumés.

À l’instant, un solide émérillon est recouvert par un énorme morceau de lard salé et jeté à la traîne, fortement noué avec un gros filin. L’amorce n’est pas restée deux minutes à l’eau que déjà le pilote, ce petit poisson