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voyage autour du monde.

à Rio-janeiro sous un bâton noueux qui lui ouvrit la lèvre supérieure ; le reste suivit les premières dans nos suivantes relâches ; et quand vous le plaisantez sur la disette de sa bouche, il se f… de vous, et, tirant une petite boîte de sa poche, il vous prouve que vous avez tort, en vous montrant les débris mutilés qu’il a sauvés de ses combats et de ses naufrages. Avez-vous rendu un petit service à Marchais, soyez sans inquiétude ; au moment du danger, Marchais mourra avant vous et pour vous. Si j’étais tombé à l’eau et si un requin m’eut emporté une cuisse, Marchais se serait jeté à la mer armé de son couteau, il aurait lutté contre le requin. Mais pour peu que Marchais ait de la rancune contre vous, songez à votre défense ; non pas qu’il veuille vous prendre en traître et vous frapper par derrière, mais parce que si vous êtes son égal, il ne manquera pas une seule occasion de vous chercher noise, et, à la première réplique, le marteau tombera sur l’enclume. Marchais est un loup de mer, un marsouin, un phoque ; dès qu’on lève l’ancre, il jure contre l’état de matelot, il jure pendant toute la traversée, il jure dans le calme et dans la bourrasque, il jure encore dès qu’on arrive ; et, à peine débarqué, il demande avec colère si c’est pour se promener sur le plancher des vaches que l’on construit des navires, que les vents ont ordre de bouleverser les flots, et que le ciel a jeté tant d’eau sur la terre. Marchais ne vous demandera jamais rien, mais il acceptera tout ce que vous voudrez lui offrir, pourvu que ce que vous lui offrez lui donne l’espérance d’une orgie bachique. Il ne méprise pas le vin de Bordeaux, il aime assez le bourgogne, il raffole du roussillon, il se ferait sabrer pour une bouteille d’eau-de-vie et hacher pour un flacon de rhum. La science devrait analyser ce qui coule dans les artères de Marchais ; à coup sur ce n’est pas du sang.

Voici le second type que je vous ai promis, c’est Petit.

Petit est rond, rabougri, rouge de la figure, des mains, des sourcils et des cheveux. Marchais l’avait surnommé la carotte. Petit a cinq pieds un pouce, ni plus, ni moins ; il se tient debout dans l’entrepont sans jamais craindre les bosses à la tête, à moins qu’il ne soit gris, ce qui ne lui arrive guère que deux fois par jour ; quand il marche, il figure à merveille une gabare au roulis avec ses larges flancs et son tranquille sillage ; à quelques pas de distance, on dirait un morceau de bois qui se promène entre quatre parenthèses, tant ses jambes sont arquées et tant il a donné à ses bras la courbure de ses jambes. Le plaisir et le bonheur sont incompris par Petit ; sa nature est une nature à part, jetée en holocauste à la douleur et à la fatigue depuis sa plus tendre enfance. Sa vie entière a été un combat à outrance contre les hommes et les éléments. Il est aujourd’hui, ainsi que Marchais, matelot de première classe ; il ne sera jamais que cela. Marchais sait lire ; lui, Petit, ne connaît pas seulement une lettre, et il rougirait, dit-il lui-même, si l’on pouvait croire qu’il est capable de signer son nom. Il est resté six ans mousse à bord de plusieurs navires mar-