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souvenirs d’un aveugle.

savate. Peu lui importe la taille de son adversaire ; nain ou géant, tout lui est égal, pourvu qu’il y ait là un œil à pocher, une mâchoire à démettre, une épaule à écraser, un nez à aplatir. Ses pieds sont des cornes dures, écaillées, ses mains des battoirs raboteux, sa peau goudronnée est nuancée de mille plaies et trouée de mille crevasses. Quand son poing fermé tombe, poussé par sa volonté d’enfer et le levier de son bras nerveux, il y a brèche et fracture au corps sur lequel il s’applique. Le sang c’est pour lui de l’eau tiède ; la douleur, il ne la comprend pas. Amarré un jour au bastingage, il reçut à bord vingt-cinq coups de garcette cinglés vertement, je vous l’atteste. Pendant l’opération j’observais le mouvement de sa physionomie, et je n’y vis que le dédain mêlé à un peu de honte. Il chiquait tranquillement sa pincée de tabac, en regardant couler le flot, comme si rien ne se passait derrière lui. Cinq minutes après le châtiment, il buvait un verre de vin que je lui avais envoyé, à la santé du contre-maître qui venait de le fustiger. Marchais ne mache plus maintenant qu’à l’aide de ses gencives dépouillées. Cinq ou six Juifs de Gibraltar lui firent tomber les incisives : deux autres dents quittèrent leur place