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voyage autour du monde.

il était sans cesse poursuivi. L’un et l’autre, en temps de calme, se signalaient par leur paresse à l’épreuve des menaces et des coups ; mais quand le gros temps venait, quand il y avait péril à une manœuvre, oh ! alors, il fallait voir mes deux lurons, cramponnés à la pointe des mâts et des vergues, en butte au courroux des éléments, lutter contre eux de toute la force de leurs doigts crispés, recevoir avec une stoïque impassibilité les flots salés de la mer et les rapides ondées du ciel, qu’ils regardaient toujours comme les revenants-bons de leur métier de damné. Marchais, à la flèche d’un cacatois, avait l’air d’un vampire ; on eût dit, en voyant Petit sur un bout-dehors, une de ces figures grotesques et fantastiques dont Callot a peuplé son admirable Tentation de saint Antoine.

Marchais a eu jusqu’à six chemises dans son magnifique bagage ; plus, deux pantalons, trois gilets, deux paires de souliers, une casaque et cinq chaussettes. Petit, dans sa plus grande fortune, n’a possédé qu’une chemise et demie et un pantalon dépassant à peine le genou, un gilet à trois boutons au pectoral, une veste et une blague à tabac, plus des boucles d’oreille en laiton et une bague en cheveux : son trousseau de bord appartenant à l’État, il n’a jamais osé espérer, dans ses rêves d’ambition, qu’après la campagne on lui en fit généreusement cadeau.

Voilà, à peu près, nos deux hommes. Heureux les navires qui en possèdent de pareils à leur bord ! J’achèterais par bien des sacrifices le plaisir d’avoir aujourd’hui, auprès de moi, au moment où j’écris, ces deux étranges et braves compagnons de mes courses et de mes périls, auxquels j’aimais tant à les associer. Si jamais ces lignes leur sont lues, je suis bien sûr que les yeux de Petit et de Marchais se mouilleront de pleurs au souvenir de mon amitié pour eux, et qu’ils iront, s’ils le peuvent, au plus proche cabaret, boire au retour à la lumière de celui qui leur a fait si souvent oublier les tristes et douloureuses journées de notre longue campagne.

La nuit, quand la brise régulière laissait oisifs les bras des matelots, Marchais et Petit, sur le gaillard d’avant, présidaient le quart et égayaient la traversée. Petit racontait mieux que Marchais, probablement parce qu’il avait plus souffert, et l’habitude de narration était si bien prise par lui, qu’on eût dit un homme lisant à haute voix dans un livre.

Dans les lentes et paisibles soirées tropicales, j’aimais, après les travaux du jour, à faire une station à côté des matelots qui entouraient Petit, quand il racontait ses tribulations et ses misères, et les angoisses de la faim sur les hideux pontons de Portsmouth. Oh ! cela faisait pitié à entendre ! Cependant son récit était si naïvement coloré, qu’il l’achevait toujours au milieu de bruyants éclats de rire de son auditoire attentif. La laideur de l’historien avait un caractère à part : elle était singulière, mais non repoussante ; on regardait Petit avec étonnement, mais non avec dégoût, et l’on n’eut pas été surpris d’apprendre qu’il eût pu achever une conquête : les femmes sont si capricieuses !