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souvenirs d’un aveugle.

Il fut un jour confronté avec un autre prisonnier, et l’on proclama, à la presque unanimité, sur le ponton, que la face de Petit était d’une encablure plus hideuse que celle de son compétiteur. Aussi eut-il d’abord à souffrir toutes les railleries, tous les sarcasmes, toutes les bourrades des appointés du lieu, d’autant plus intolérants qu’il y avait profit pour eux dans ces méchantes attaques.

Après une partie de jeu, Petit se trouva privé de ration complète pendant une semaine entière ; la ration était si faible, hélas ! pour les prisonniers, qu’à peine la plupart d’entre eux avaient-ils la force de ne pas mourir de faim. De sorte qu’un emprunt, même forcé sur les vivres, devenait impraticable. Dans une circonstance si critique, Petit eut recours à mille ruses, à mille stratagèmes presque toujours sans succès, aussi était-il fluet comme un bout-dehors, selon sa pittoresque expression.

Dans cette rude extrémité, notre héros trouva cependant encore le moyen de lutter victorieusement contre sa mauvaise fortune. Il vendit la doublure de son gilet, sa chemise, à part le col et le bout des manches, la semelle de ses souliers, qu’il remplaça par des fils carrés qui retenaient l’empeigne. Il trompa de la sorte la vigilance des inspecteurs qui, chaque dimanche, faisaient la visite du ponton, où la vente des effets était sévèrement punie. Petit vécut donc presque nu pendant les six mois les plus rudes de l’année, quand on le croyait vêtu assez chaudement ; car il ne retrouva aucune chance favorable pour reconquérir, au jeu, la partie de ses effets dont un de ses camarades s’était enrichi à ses dépens. Petit nageait comme un marsouin ; il disait que si l’on voulait lui servir sa ration sur l’eau, il s’engageait à ne pas aborder pendant quinze jours. Lui, huitième dans une embarcation qui n’avait pas pu embouquer le goulet de Toulon, il se vit forcé, avec tout l’équipage, de courir des bordées toute la nuit. En virant de bord, le canot chavira : voilà nos pauvres matelots jouant des pieds et des mains contre les lames violentes qui les couvraient ; la brise venait de terre. Petit mit le cap sur les îles d’Hyères, les voilà en route. Le trajet était long et difficile ; mais l’intrépide nageur comptait sur ses forces, et tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre, et après cinq heures d’une lutte incroyable, il arriva à terre et se traîna douloureusement sur la grève vers une batterie où brillait quelque lumière.

Qui vive ? lui cria la sentinelle. Petit veut répondre, mais les force, lui manquent, sa voix meurt sur ses lèvres. Qui vive ? cria-t-on une seconde fois, puis une troisième. Petit lève la main, fait un geste d’amis et s’avance faible et déchiré. Un coup part, la balle siffle et Petit tombe la cuisse percée d’une balle. Mais ce qu’il y a de plus drôle dans l’affaire, disait Petit, en racontant sa déplorable aventure, c’est que le scélérat de phoque qui me visa si bien était un cousin à moi, que, par mes protections, j’avais fait engager dans les gardes-côtes. Gredin ! lui dis-je, tu gardes bien les côtes, mais tu brises mieux les cuisses.