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voyage autour du monde.

Pauvre matelot, que Dieu te donne une vieillesse tranquille, et que le ciel te dédommage de tant de misères et de douleurs !

Les histoires de Marchais étaient toujours à l’encre rouge. Des pugilats, des duels, des batailles rangées, des bouteilles cassées sur des crânes ouverts, des rixes sanglantes de cabarets, des mêlées tumultueuses dans les cachots, il ne sortait pas de là ; mais alors aussi son style avait de la chaleur, de l’entraînement : on eût dit toujours le héros de la lutte et non le narrateur de l’action. Mais ce qu’il y avait de particulier dans le caractère de Marchais, c’est qu’il ne mentait jamais, et qu’il racontait ses défaites avec autant de franchise que ses prouesses. Quant à Petit, ses récits avaient toujours une teinte religieuse ; mais sa religion était un culte bizarre, une dévotion incomplète, mêlée d’ignorance, d’humilité et de raillerie. On voyait que les principes étaient purs, mais on sentait le tort que le monde où il s’était trouvé jeté lui avait fait. Tantôt ses prières s’adressaient au ciel, tantôt à l’enfer ; aujourd’hui c’était à saint François, ou à saint Laurent, il invoquait demain Belzébuth ou Lucifer. La prière, pour lui, était une affaire d’habitude, prière sans réflexion, sans foi, sans piété ; il priait, parce qu’il se souvenait peut-être qu’auprès de son berceau (hélas ! Petit a-t-il jamais eu un berceau ?), il avait vu sa mère à genoux, les mains jointes et les yeux tournés vers le ciel.

Avant de le quitter, et puisque je n’aurai que peu d’occasions de vous parler de mon honnête et malheureux matelot, je veux vous dire une des mille anecdotes qu’il nous raconta. Je l’ai écrite sous sa dictée.

« C’était sur la côte de Bretagne, où je vivais en compagnie de mon brave homme de père, qui avait alors cinquante-quatre ans, vu que l’année suivante il en eut cinquante-cinq, dont sa femme en possédait trente-sept et quelques mois. Notre existence était en calme plat comme celle des huîtres du rivage, que nous vendions très-bien, mais que nous mangions fort peu, car nous n’avions aucune espèce de liquide pour les arroser, ce qui était embêtant tout de même. Chaque jour, père et moi, nous démarrions le sabot et nous allions au large, la ligne ou la fouine à la main, nous occuper de la pêche. Un soir que les hameçons avaient fait bonne prise, voilà que la brise souffle plus fort que de coutume et que nous étions pas mal imbibés. Petit à petit elle grandit à faire plier le pouce, à décorner des bœufs ; elle gronde, elle menace, elle pèse sur nous, et votre serviteur ! Nous nous crûmes f…… foi de matelot, à trente-six. Moi, je pensais à ma pauvre mère, que je ne comptais plus embrasser ; lui, le patron, pensait au ciel, qui était vêtu de nuages noirs comme l’âme de Marchais. » (Marchais, qui écoutait, lui détacha aussitôt un violent coup de pied quelque part.) Petit continua : Tout à coup, une lame énorme nous prend de bout en bout et nous enlève ; elle nous quitte et nous retombons encore sur la quille. Oh ! ma foi, c’était un miracle ; et si jamais j’ai cru à Jésus, c’est bien cette