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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/112

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souvenirs d’un aveugle.

sembla oublier le motif d’une tristesse si bruyante et si brève. Jack m’aperçut près de lui, occupé à dessiner cette scène étrange ; il s’approcha de moi, me tendit la main, jeta un regard inquiet et curieux sur mon album, et me montra dans un petit cadre le portrait de Tamahamah, fort bien fait par un dessinateur de l’expédition russe commandée par M. de Kotzebuë.

— Pourquoi ces larmes ? Est-ce un désespoir ? demandai-je à l’Américain après de mutuelles politesses.

— Oh ! vous n’avez rien vu ; ceci n’est qu’une scène entre deux personnages.

— Mais encore pourquoi ?

— En souvenir du grand Tamahamah.

— Et cette gaieté après les pleurs ?

— L’usage.

— Mais l’usage ne peut commander aux larmes de couler, et c’étaient des larmes vraies que celles répandues par Jack.

— Oh oui, véritables et brûlantes.

— Alors je ne comprends pas.

— Depuis plusieurs années je suis établi aux Sandwich, et ne comprends pas mieux que vous ce peuple si extraordinaire.

— Est-ce par imitation que tant d’autres individus pleuraient aussi ?

— Non, c’est par amour pour Tamahamah.

— Pourquoi tout le monde n’en a-t-il pas fait autant ?

— Les petits personnages, le bas peuple, ne l’osent pas : c’est un hommage que les hauts dignitaires seuls peuvent se permettre ; les petits pleurent chez eux, dans la solitude.

— Voilà, je vous l’avoue, un bien singulier usage.

— Remarquez aussi que la taille est un titre en ce pays : nul n’est considéré s’il est de petite stature ; il n’y avait de pleureurs que parmi les grands.

— Ainsi donc la douleur se mesure par pieds, pouces, lignes ?

— C’est cela précisément.

On n’oserait pas écrire de pareilles choses si elles n’étaient constatées par tous les voyageurs.

— Deux amis, continua l’Américain, ne se rencontrent jamais sans répandre des larmes sur la mort du grand roi de cet archipel, et Riouriou, que vous aurez le loisir de juger plus tard, n’a cessé d’habiter Kayakakooah que parce que la vue du tombeau de son père lui était une douleur trop poignante.

— Riouriou sera-t-il regretté ?

— Je vois que vous savez déjà le contraire.

— Pourquoi donc pleure-t-il si chaudement celui qu’il ne veut pas imiter ?