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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/128

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souvenirs d’un aveugle.

tes du sybarite Rives avaient un moelleux égal à celui de la couche de Riouriou lui-même.

Après cette première visite à Koérani, si gaie, si divertissante, M. Rives me conduisit par un petit sentier tortueux vers une double source qu’il me disait fort curieuse à voir ; et moi, tout préoccupé du triste spectacle auquel je venais d’assister, je lui demandai pourquoi, à Kayakakooah, un homme de basse extraction (car l’aristocratie est de tous les pays), coupable du même crime que Koérani, avait eu seulement les doigts coupés, tandis qu’on avait crevé les yeux à ce dernier.

— Ici, monsieur, me répondit Rives, un crime est plus ou moins grand selon le lieu où il a été commis : si le roi eût été à Kaïrooah, c’est le coupable de cette dernière qui eût eu les yeux crevés, et c’est Koérani à qui on eût coupé les doigts. La présence des dieux ou du monarque est censée devoir inspirer plus de respect, et voilà comment un grand forfait d’aujourd’hui est demain une faute assez pardonnable.

La morale de cet article du code de Tamahamah s’explique à merveille. Riouriou, malgré sa stupidité, n’est pas homme à donner un démenti aux volontés de son père.

Cependant nous étions arrivés au bas de la colline, et le nain de Bordeaux me montra deux sources jaillissantes, à deux pieds de distance l’une de l’autre. De la première s’échappait d’une façon régulière un volume considérable d’eau froide et légèrement saumâtre ; de l’autre sortait par saccade une eau très-chaude et sulfureuse, laquelle devenait fort potable après avoir été exposée quelque temps à l’action de l’air. Je remerciai mon gracieux cicérone en le priant de poser devant moi, et je lui fis cadeau de son portrait, dont il ne me sembla satisfait qu’à demi, quoique je l’eusse embelli d’une manière presque honteuse. À toute force, Rives voulait être un joli garçon.

Au surplus, l’intelligence du bonhomme s’était développée au milieu du peuple nouveau dont il avait conquis l’admiration. Par exemple, il ne manquait jamais, lorsque nous passions devant une cabane, de me dire d’un air joyeux : « Ceci est une cabane » ; en passant auprès d’un moraï, il me le montrait du doigt et s’écriait : « Moraï. » Si deux Sandwichiens se promenaient à quelques pas de nous, il me frappait sur l’épaule en me disant : « Deux Sandwichiens qui se promènent » ; et je crois même qu’étant sur le bord de la mer, il me secoua fortement, et, étendant ses bras étiques, il me dit encore d’un ton solennel : « C’est l’Océan. »

Nul cicérone de Naples ou de Rome ne s’est jamais montré plus exact, plus attentif, plus scrupuleux, plus ridicule que Rives le Bordelais. Je le recommanderais vivement à tous les promeneurs qui, dans leur oisiveté, poussent jusqu’aux Sandwich, si ce héros gascon n’avait depuis quelque temps abandonné sa patrie adoptive. Je vous dirai plus tard comment il a su se faire à Bordeaux une brillante existence.