Aller au contenu

Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/145

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

de Kraïmoukou. Je me plais à côté de ses jeunes et intéressantes filles, veillant sur lui avec une si vive tendresse. Pauvres enfants, qui sous peu de jours n'auront plus de père, et se trouveront sans secours, sans appui, sans guide, dans ce monde dont elles ne comprennent pas même les dangers. M. Young avait été le conseil de Tamahaniah ; sa voix expirante n’était pas entendue de Riouriou, et le pauvre moribond, pleurant de reconnaissance pour les bienfaits du père, appelait encore sur le fils les bénédictions du ciel.

Nous escaladâmes les sinueux sentiers qui conduisaient dans la plus belle ou plutôt dans la seule véritable maison de Koïaï, et nous nous assîmes bientôt au chevet de ce brave homme si près de la tombe.

— Cela est bien à vous, me dit-il, de ne pas oublier ceux qui s’en vont. Tenez, si votre commandant pouvait ramener en Europe ces deux chétives créatures que vous voyez là les yeux baignés de larmes, je bénirais mon sort. Mais, ô mon Dieu ! que deviendront-elles dans ce pays encore sauvage, et où se préparent de si sanglantes catastrophes ? Pauvres enfants ! quelle vie ! quel avenir !… Et les yeux à demi fermés d’Young se remplissaient de larmes, et des sanglots étouffaient sa voix.

— Riouriou, lui répondis-je, aura soin de vos filles. Pourquoi voulez-vous qu’il oublie ce que vous devait son père ?

— Riouriou ne sera pas longtemps roi.

— Votre amitié vous alarme.

— Non. Je connais le peuple sandwichien : il murmure, il menace, il ne tardera pas à frapper. J’apprends déjà que Kraïmoukou change de religion. N'est-ce pas changer de maître ? Mes chères enfants seront entraînées par le torrent qui bouillonne sous leurs pieds, et voilà ce qui me fait mourir avec tant de regrets.

Cependant les deux jeunes filles étaient là, tendres cœurs, pieux comme la prière, fervents comme l’amitié, âmes pures comme un beau ciel, fleurs isolées sur cette terre de douleur et d’exil, douces colombes devinant par instinct la pudeur et la vertu, se voilant dans un pays où la nudité est dans les mœurs, et priant sans cesse un Dieu de bonté pour lui demander une vie à laquelle leur vie était attachée.

L’une avait treize ans, l’autre quatorze. Oh ! que j’avais du bonheur à presser dans mes mains celles de ces deux créatures européennes, dont l’avenir se levait déjà si sombre et si désastreux ! Les voilà… Le père s’éteint comme une flamme sans aliment. À qui appartiendront-elles un jour ? Quels chefs de Riouriou en feront leurs épouses pour les abandonner plus tard à la brutalité de cinq ou six rivales éhontées qui leur imposeront avec menaces les usages si favorables à la paresse, au désordre et à la débauche ?

Je les appelai près de moi qu'elles connaissaient déjà un peu et qu’elles aimaient beaucoup, car je les amusais de temps à autre par des tours de