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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/331

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voyage autour du monde.

malheur ne soit le théâtre de quelque horrible massacre ; il n’y en a pas où l’Europe ne retentisse de scènes de dévastation et de meurtre ; et pourtant l’Europe insouciante laisse faire ; elle s’émeut un jour, elle lance un méprisant et ridicule anathème contre les cannibales de ces mers de l’Australasie, elle engage ses pauvres voyageurs à beaucoup de prudence. à une grande circonspection, et tout est dit et fait, et les Nouveaux-Zélandais, impunis, continuent leur œuvre de sang.

L’Europe civilisée a bien autre chose à faire, ma foi, que de songer à ses enfants exilés au profit du commerce et de la science ; les Zélandais sont trop loin de nous, nous n’avons pas la vue assez perçante, et c’est tout au plus si nous la laissons tomber à nos pieds, tant nous nous concentrons dans notre insolent égoïsme.

Mais ces hommes de là-bas sont-ils donc assez forts pour lutter contre une volonté de châtiments qui viendrait de nous ? Ont-ils hérissé leurs plateaux de batteries formidables ? Ont-ils élevé de redoutables citadelles ? Possèdent-ils des armées expérimentées, des généraux habiles ? Non, ces hommes féroces n’ont que du courage, ou plutôt de la cruauté.

Ils sont comme l’hyène d’Afrique, comme le tigre de Nubie.

Leurs demeures se dressent là, sur la plage. Dès qu’un navire vient mouiller dans une de leurs rades, les indigènes sortent en foule de leurs cases de joncs, de tissus et d’écorces d’arbres, ils se jettent dans des pirogues, se rendent à bord, sautent, dansent, sourient et proposent des échanges, ils fraternisent, vous jurent amitié et vous invitent à leurs fêtes. L’équipage enchanté descend à terre, s’endort, et ne se réveille plus. Puis vient le pillage du navire, et les Nouveaux-Zélandais le coulent bas et se trouvent possesseurs d’armes meurtrières à opposer aux nôtres, et chaque jour le triomphe de la civilisation et de l’humanité devient plus périlleux. Que servent, hélas! de sages et énergiques prédications ? Depuis bien longtemps déjà on a écrit ces choses avec de sanglants caractères, et ces choses si impies n’en ont pas moins leurs cours, et la Nouvelle-Zélande n’en est pas moins la plus puissante nation du globe, puisque nulle autre n’ose s’attaquer à elle. Que faudrait-il pourtant afin de la soumettre ?

Deux bricks de guerre, six canons, des fusils, de la poudre et trois compagnies de voltigeurs. Vous qui gouvernez, et qui de votre caisse royale versez généreusement cent écus (je dis beaucoup dans la triste demeure de la veuve du matelot égorgé aux terres australes en travaillant à la prospérité de votre pays, dites un mot, un seul, proposez une expédition d’anéantissement contre cette terre lointaine que je vous signale, demandez des hommes de bonne volonté, et vous les verrez accourir et s’enrôler avec courage, en criant Vive la sainte-alliance des peuples !