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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/332

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souvenirs d’un aveugle.

Qu’arrivera-t-il alors ? Que là-bas, si près de l’antipode de Paris, les navires explorateurs et les baleiniers de tous les pays, qui ont besoin de repos, trouveront au sein de ces mers orageuses, et sous ce ciel glacé témoin de tant de désastres, un abri tranquille contre le courroux des éléments et contre celui des hommes, plus à redouter encore. Mais, je le répète, il y a neuf mille lieues d’un bout à l’autre du diamètre de la terre, et la voix et le bronze ne franchissent cette distance que par soubresauts ; on s’arrêterait en route, car toute tiédeur est inconstante et craint la fatigue : c’est bien assez des ennemis de chaque jour qui vous poursuivent dans vos ménages princiers ; demeurez clos et insouciants chez vous, et laissez faire à l’anthropophagie. Les détails de ses hideux repas occupent vos soirées, et vous avez raison de vous plaire aux drames qui hurlent et éclatent à l’antipode de vos jardins et de vos palais.

Faisons de l’histoire, puisque la morale n’est pas comprise.

Chaque village de la Nouvelle-Zélande a un chef ou deux, à qui l’on obéit aveuglément. S’il veut qu’on fasse grâce, on fait grâce ; s’il veut qu’on tue, on tue ; une fois sur mille on fait grâce au prisonnier à la Nouvelle-Zélande. Les chefs de chaque village, avant de devenir chefs, doivent donner des preuves de courage et d’adresse. De plus, ils ont à subir des tatouages horribles sans témoigner la moindre douleur, sans grimacer, sans froncer le sourcil. À l’aide d’un os aigu de poisson, on creuse (on creuse !…) de profondes rigoles sur le front de celui qui se sent digne de commander, on les fait avec une régularité extrême, on les enjolive, on dessine toujours profonds des ornements et des vignettes du meilleur goût. Quand le front est tout déchiré, quand il n’est plus qu’une plaie, quand la figure, le corps et le sol sont ensanglantés, on jette un peu d’eau là-dessus, puis une sorte de mastic noir qui empêche la peau de se rejoindre, qui garantit l’éternelle existence des sillons, et si l’homme a été ferme, s’il a souri aux déchirements de l’instrument aigu, il est proclamé sous-chef d’abord. Puis les opérateurs continuent leur œuvre, ils ouvrent la pommette, ils y tracent des cercles, des ondulations pour leur donner un pendant sur l’autre côté ; ils s’adressent ensuite au nez, qu’ils couvrent de bigarrures, ils trouent les joues, le menton, le dessous des lèvres, ainsi que le dessus, et enfin ils plongent leur os jusque sur la peau qui protège les yeux. Oh ! alors, pourvu que le martyr, qui rougirait de se croire martyr, ait familièrement causé avec ses voisins pendant le labourage de sa face, dont on ne devine plus aucune forme, il est proclamé chef omnipotent de la bourgade, il commande aux autres, et il a la meilleure part d’un festin de chairs palpitantes. Tant que le mastic est entre les rigoles, la figure humaine n’a plus rien d’humain ; sitôt qu’il tombe et que les bouffissures s’affaissent, les dessins se montrent plus nets, et j’ai presque honte d’avouer