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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/338

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souvenirs d’un aveugle.

Le Zélandais se cacha derrière un arbre ; je l’imitai ; et déjà fâché de m’être imprudemment aventuré dans une recherche si téméraire, j’attendis pourtant de cette embuscade le résultat des espérances du chef cannibale, dont les projets m’étaient assez clairement démontrés.

Des sauvages parurent bientôt au nombre de vingt-deux, tous gesticulant et parlant à haute voix, tous dans un état d’agitation extrême. Ils s’accroupirent, sans doute pour délibérer ; ils parlèrent alors l’un après l’autre, et le Nouveau-Zélandais, les couvant de son œil fauve, allait s’élancer, quand un second bruit arriva jusqu’à nous.

Le chef se cacha encore, moi je fis quelques pas en arrière afin de me préparer plus aisément à la retraite que je méditais, mais sans néanmoins perdre de vue les cases des naturels. Eux aussi s’étaient levés au bruit que les échos leur avaient apporté, et tous renouvelèrent les préparatifs de combat dont j’avais été témoin au nord de Sidney lors de ma dernière course avec Petit et Marchais. Le bruit approchait, et déjà le sol tremblait sous les pas de la horde sauvage. Elle arriva, se plaça bravement en face des huttes, et commença à agiter ses casse-tête et ses sagaies.

La lutte allait commencer, le sang allait couler, les côtes et les crânes allaient être brisés… Tout à coup le Nouveau-Zélandais, dont les narines ouvertes et les rapides aspirations disaient l’ardente colère, s’élança comme un tigre, poussa un cri formidable, se rua sur la horde étonnée, abattit un des combattants et s’arrêta.

Tout avait disparu, tout était devenu silencieux et solennel autour de la bourgade.

Il y avait deux minutes à peine deux armées étaient là en effervescence, prêtes à se déchirer, à se détruire ; maintenant deux hommes seuls, un debout, terrible, cruel, féroce, l’autre à terre, se tordant sous la douleur et rendant le dernier soupir.

Je m’élançai, je pris la fuite, je n’assistai point au dégoûtant repas qui se fit sur le champ de bataille. Le soir je me rendis chez M. Wlostoncraft pour lui raconter mes aventures de la journée, et je commençais mon récit en nous mettant à table, lorsque le roi zélandais, se présenta, me reconnut et me tendit la main ; je retirai la mienne.

— Ne recevez donc pas cet anthropophage, dis-je au négociant, c’est un brigand !

— Je le sais bien.

— Il vient de tuer un homme.

— Je m’en doute, un indigène ?

— Oui.

— Il aurait bien fait de les tuer tous ; il nous aurait épargné bien des ennuis et bien des dégoûts.

— Et voilà les principes que vous proclamez ici ?