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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE

On lut encore :

« Le lieutenant de vaisseau Leblanc, désigné pour faire partie de l’état-major de l’Uranie, a été forcé, pour cause de maladie, de demander son débarquement. »

Ainsi se font les journaux, ainsi se remplissent leurs colonnes.

Eh bien ! rien de tout cela n’était vrai, ou du moins il y avait là, côte à côte, la vérité et le mensonge.

L’Uranie avait mis à la voile ; un violent orage avait salué sa sortie de la rade de Toulon ; madame Freycinet, fort bien abritée sous la dunette, était à bord, du consentement de son mari ; presque tout le monde le savait ; une belle frégate, incendiée, dit-on, par la malveillance, avait été sabordée et coulée bas dans un des bassins de l’arsenal ; et une maladie ne fut pas le motif pour lequel le lieutenant de vaisseau Leblanc, l’un des plus braves, des plus habiles et des plus instruits des officiers de la marine française, n’entreprit pas la campagne avec nous, qui nous étions fait une douce habitude de le voir et de l’aimer.

Dès que le premier grain qui pesa sur le navire eut passé, l’état-major fut mandé chez le commandant, et là nous fut présentée notre compagne de voyage.

Une femme, une seule et jolie femme au milieu de tant d’hommes au sentiments souvent excentriques, une constitution faible et débile parmi ces charpentes de fer qui avaient à soutenir tant de luttes contre les éléments déchaînés, l’étrangeté même de ces contrastes, un organe doux et timide, vibrant comme une corde de harpe, étouffé sous ces voix rauques et bruyantes qu’il faut bien entendre en dépit de la lame qui se brise et des cordages qui sifflent, une silhouette suave et onduleuse s’accrochant à toutes les manœuvres pour combattre les mouvements assez réguliers du roulis et les soubresauts plus saccadés du tangage, tout cela faisait péniblement réfléchir quiconque osait reposer sa pensée sur une situation si peu ordinaire ; et puis des yeux inquiets, regardant avec prière le nuage noir à l’horizon, en opposition avec ces prunelles menaçantes qui disent à la tempête qu’elle peut lancer ses fureurs ; et puis encore la possibilité d’un naufrage sur une terre sauvage et déserte ; la mort du capitaine, exposé ici autant que les matelots, et plus exposé peut-être ; une révolte, un combat, des corsaires, des pirates, des anthropophages, que sais-je ? tous les incidents, escorte inséparable des navigations à travers toutes les régions du globe:n’y avait-il pas là cent motifs d’admiration pour une jeune femme qui, par tendresse, acceptait tant de chances horribles ? Pourtant il en fut ainsi.

Notre première visite au gouverneur de Gibraltar eut quelque chose de gêné, de timide; le commandant présenta sa femme à milord Don, et comme madame Freycinet avait encore son costume masculin, son excellence sembla piquée de cette espèce de mascarade fort peu en usage