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VOYAGE AUTOUR DU MONDE

sur les navires anglais : c’est là du moins, d’après un des officiers de la garnison, le prétexte, sinon le motif, du froid accueil qui nous fui fait.

Quoi qu’il en soit, à partir de là, madame Freycinet reprit ses vêtements de femme, et sa naïve et décente coquetterie y gagna beaucoup. Ses promenades sur le pont étaient fort rares, mais quand elle s’y montrait, l’état-major, plein d’égards, abandonnait le côté du vent et lui laissait le champ libre, tandis qu’en delà du grand mât, les chansons peu catholiques faisaient halle à la gorge, et les énergiques jurons de quinze à dix-huit syllabes, qui amusent les diables dans leur éternelle marmite, expiraient sur les lèvres des plus intrépides gabiers. Madame Freycinel souriait alors, sous sa fraîche cornette, de cette retenue de rigueur imposée à tant de langues de feu, et il arrivait souvent que ce même sourire qui voulait dire merci, différemment interprété sur le gaillard d’avant, donnait l’essor aune nouvelle irritation joyeuse, de façon que la parole sacramentelle et démoniale vibrait à l’air et arrivait sonore et corrosive jusqu’à la dunette ; une bouche toute gracieusement boudeuse pressait alors ses deux lèvres fines l’une contre l’autre ; deux yeux distraits et troublés regardaient couler le flot qu’ils ne voyaient pas, ou étudiaient le passage des mollusques absents, et l’oreille qui avait fort bien entendu feignait d’écouter le bruissement muet du sillage. Vous comprenez l’embarras de tout le monde : il était comique et dramatique à la fois. Le capitaine n’avait pas le droit de se fâcher ; nous, de l’état-major, nous étions trop sérieusement occupés de nos graves travaux de la journée pour rien observer de ce qui se passait à nos côtés ; les matelots les plus goguenards se parlaient assez à voix basse pour faire entendre leurs quolibets de la poulaine au couronnement ; les maîtres cherchaient par leurs gestes, moins puissants que leurs sifflets, à imposer silence aux bavards orateurs ; et madame Freycinet rentrait dans son appartement sans avoir rien compris aux manœuvres du bord, se promettant bien de venir le moins souvent possible jouir comme nous du beau spectacle de l’Océan, dont nulle belle âme ne peut se lasser.

Ce n’est pas tout. Dans un équipage de plus de cent matelots, tous les caractères se dessinent avec leurs couleurs tranchées, avec leurs âpres aspérités. Là, rien n’est hypocrite ; défauts, heureuses qualités et vices s’échappent par les pores, et l’homme est sur un navire ce qu’il n’est pas autre part. Le moyen, je vous le demande, de se travestir en présence de ceux qu’on ne quitte jamais ?… La lâche serait trop lourde ; il a profit à s’en affranchir, il y aurait honte et bassesse à le tenter.

Parmi les marins que voilà, vivant si pauvrement, si douloureusement, vous en comptez un bon nombre qui n’accepteraient un service de vous qu’à charge de revanche, à titre de prêt. La plupart refuseraient tout avec rudesse, mais sans hauteur, et quelques-uns, sans honte comme sans humilité, disposés à vous donner leur vie à la première oc-