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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE

Dans les relâches, madame Freycinet recevait les hommages des autorités en femme du monde qui sait à son tour rendre une politesse et qui s’efface volontiers au profit de tous. Chez une femme, la modestie est souvent de l’héroïsme.

Ce fut un jour bien douloureux pour elle que celui où, parlant de l’Île-de-France et passant à contre-bord d’un navire qui venait du Havre, nous apprîmes, quelques heures plus tard, à Bourbon, que le trois mâts de qui nous avions reçu le salut d’usage portait au Port-Louis sa sœur, qui s’y rendait comme institutrice, et à qui elle ne put pas même presser la main !

Vous comprenez que, pendant les relâches difficiles, dans les pays sauvages, où les regards étaient effrayés de certains tableaux odieux, madame Freycinet se trouvait constamment réléguée à bord ; et l’on devine si celte vie de couvent aurait dû être pénible pour celle qui n’eût pas accepté, dès le jour du départ, tous les sacrifices dont elle avait d’avance mesuré la grandeur.

Et pour tant d’ennuis, de fatigues, de dangers, pourtant de misères, quelle récompense acquise ? quelle gloire ?

Hélas ! que lui importe, à cette femme courageuse, enlevée si jeune à ses amis et à ses admirateurs, qu’on ait donné son nom à une petite île d’une lieue de diamètre au plus, à un rocher à pic entouré de récifs, que nous avons découvert au milieu de l’Océan Pacifique ?

Voilà tout, cependant… un écueil dangereux signalé aux navigateurs. N’est-ce pas là aussi, peut-être, la morale du voyage de madame Freycinet ? N’est-ce pas un triste et utile enseignement pour toute hardie voyageuse qui serait tentée de suivre ses traces ?

Un rocher couronné d’un peu de verdure porte le nom de la patronne de notre angélique compagne de périls ; ce rocher est signalé sur les caries nautiques récentes et complètes : il s’appelle Ile-Rose ; chacun de nous l’avait baptisé en passant : que les navigateurs le saluent avec respect !

Vint enfin le jour fatal à la corvette, le jour où, au milieu d’un élan rapide, elle s’arrêta tout à coup, incrustée dans une roche sous-marine qui ouvrit sa quille de cuivre et la fit tomber, douze heures plus tard, sur un de ses côtés, sans qu’elle put jamais se relever. Je vous parlerai de celte triste et sombre journée lorsque je vous aurai fait visiter avec moi l’archipel des Sandwich, Owyhée, Wahoo, Mowhée, le Port-Jakson, la partie Est de la Nouvelle-Hollande, les montagnes bleues et le torrent de Kinkham ; je vous raconterai ce désastreux épisode de notre naufrage après que je vous aurai fait traverser, de l’est à l’ouest, tout d’une haleine, le vaste Océan Pacifique ; lorsque je vous aurai montré ces masses imposantes de glaces que les tempêtes australes détachent des montagnes éternelles du pôle ; lorsque je vous aurai signalé le terrible