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VOYAGE AUTOUR DU MONDE

— Fi donc ! madame la commandante, jamais je ne me suis grisé.

— Jamais, dis-tu ?

— Jamais ! Soûlé, oui, à la bonne heure ! mais le reste… fi donc ! c’est tout au plus bon pour un pilotin. Et puis, si ça arrivait par hasard, si une lame venait et vous emportait brusquement, eh bien ! je serais là pour me f… à l’eau et vous sauver, en vous empoignant par vos beaux cheveux, sauf votre respect.

— Allons, soit ; tu es trop éloquent, tu l’emportes, je vais le donner une bouteille ; mais j’espère que tu en garderas la moitié pour demain.

— Si je vous le promettais, ce serait une blague ; je boirai tout, et ça ne sera guère.

Madame Freycinet faisait alors son cadeau, le matelot sautait, et il y avait de la joie dans une âme.

Hélas ! Rio paya cher son amour du vin. Un jour que, plus ivre que de coutume, il chantait ses refreins grivois sur le pont, il tomba par la grande écoutille et se tua. Il râlait encore quand Petit, qui lui tenait la main, se prit à sourire, croyant encore son noble camarade dans un délire bachique.

— Voilà gredin, ce que rapporte l’ivrognerie, dis-je à mon vieil ami.

— Eh ! monsieur, n’est-ce pas la plus belle mort du monde ? Il ne m’en arrivera pas autant à moi, à moins que vous n’y mettiez bon ordre.

Quand un pauvre matelot, dans la batterie, luttait contre les tortures de la dyssenterie ou du scorbut, madame Freycinet ne manquait jamais de s’enquérir de la position du malade, et les petits pots de confitures voyageaient çà et là avec la permission du docteur.

Le soir, assis sur la dunette pour les causeries intimes qui nous rapprochaient de notre pays, combien de fois n’avons-nous pas mis fin à nos caquetages pour savourer les doux accords de madame Freycinet s’accompagnant de la guitare, et faisant des vœux pour que son mari, qui chantait un peu moins agréablement que Rubini et Duprez, lui permît les honneurs et les risques du solo ! Mais sur ce point, il est juste et douloureux d’ajouter que nous n’étions pas souvent exaucés.

Si le temps, gros d’orage, disait à l’officier de quart que les voiles devaient être carguées et serrées, si le terrible commandement de amène et cargue ! laisse porter ! retentissait éclatant et bref et que le matelot en alerte veillât partout, la jolie voyageuse, l’œil sur les carreaux de sa petite croisée, suivait le gros et noir nuage qui passait, et interrogeait l’horizon pour s’assurer que le danger n’existait plus. C’était de la peur, si vous voulez, mais une peur de femme, une peur sans lâcheté, une frayeur de bon ton, si j’ose m’exprimer ainsi ; on voyait parfois rouler une larme dans un regard de velours et sur une joue pâle, mais cette larme pouvait se montrer sans honte et trahir l’émotion sans faire soupçonner le regret du départ. Tout cela était touchant, je vous le jure.