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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/43

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voyage autour du monde.

Ici, par exemple, j’étais trop avide de ce qui pouvait avoir rapport aux bons Carolins pour que je les perdisse un seul instant de vue. Je savais où ils prenaient leurs repas, et j’allais souvent leur apporter des vivres et quelques bagatelles ; la maison où ils s’abritaient lorsqu’ils avaient hissé leurs embarcations sur la plage était la maison où j’assistais, le soir, à leurs prières, si pieusement psalmodiées, et je les avais trop bien jugés en passant au milieu de leur archipel pour ne pas chercher à me convaincre qu’il n’y avait rien, en effet, de trop honorable pour eux dans le jugement que nous avions déjà porté de leur caractère. Leur franchise et leur loyauté furent telles alors qu’il leur arrivait souvent de jeter à bord les objets qu’ils nous proposaient en échange de nos petits couteaux et de nos clous ; que, sans crainte de nous voir partir en les frustrant de nos bagatelles, ils nous lançaient sur le pont les pagnes, les coquillages, les hameçons en os qu’ils nous montraient de loin et que nous paraissions désirer. Les échanges une fois acceptés, jamais nous n’en avions vu un seul se plaindre du marché ; et si, feignant de vouloir être trompés, nous leur présentions un objet plus beau ou plus estimé que celui qu’ils convoitaient, ils s’empressaient d’ajouter quelque chose à leur part, comme s’ils craignaient qu’il n’y eût erreur de notre côté, ou de peur que nous ne les accusassions d’indélicatesse ou de friponnerie.

En vérité, cela est doux à l’âme que l’aspect de ees braves gens, purs, honnêtes et humains, au milieu de tant de corruption, de bassesse et de cruauté.

J’ai dit que le hasard devait me protéger dans mes recherches, et je fus servi à souhait dans cette circonstance comme en mille autres. Voici des détails curieux et authentiques :

Un des pilotes les plus expérimentés des Carolines, un des plus chauds amis du généreux tamor qui m’avait sauvé la vie devant Rotta, était établi à Agagna depuis deux ans, dans le but seul de protéger ceux de ses compatriotes qui, à chaque mousson, viennent à Guham, attirés par le commerce. Il parlait assez passablement l’espagnol, et il nous donna sur son archipel et les mœurs de ses compatriotes tous les détails que nous eûmes à désirer. Il parlait, je traduisais sur le papier.

— Pourquoi venez-vous si souvent aux Mariannes ?

— Pour commercer.

— Qu’apportez-vous en échange de ce qui vous est nécessaire ?

— Des pagnes, des cordes faites avec les filaments du bananier, de beaux coquillages qu’on vend ici aux habitants d’un autre monde (les Européens), et des vases en bois. Nous, nous prenons des couteaux, des hameçons, des clous et des haches.

— Ne craignez-vous pas de prendre les vices du pays ?

— Qu’en ferions-nous ?