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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/50

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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE

volé du fer, la chose la plus utile aux besoins de tous, il est changé après sa mort en nuage, et il a la puissance de venir de temps à autre visiter ses frères, ses amis, sur lesquels il répand sa rosée ou vomit ses colères, selon qu’il est content de leur vie. N’est-ce pas là une heureuse fiction ?

Quand le Carolin a été méchant, à savoir quand il a volé du fer et battu sa femme, il est changé après sa mort en un poisson qu’ils nomment tibouriou (requin), lequel est sans cesse en lutte avec les autres. Ainsi, chez eux, la guerre est la punition des méchants.

Je ne jette pas un regard sur ces êtres qui m’entourent sans me surprendre à les aimer toujours davantage.

Ai-je bien compris, ou cette pensée leur appartient-elle, ou ont-ils déjà adopté les croyances des Espagnols, avec lesquels ils sont fréquemment en contact ? Ils ont trois dieux : le père, le fils et le petit-fils. Ces trois dieux, comme en un tribunal, jugent leurs actions, et la majorité l’emporte. D’après eux, un seul pourrait se tromper. Au surplus, dans leurs petites querelles trois arbitres sont également choisis, et il ne serait pas impossible que ce point de leur religion ne fut un reflet de leurs usages. Puisque nous ne pouvons nous élever jusqu’à Dieu, il faut bien, dans notre incommensurable orgueil, que nous le fassions descendre jusqu’à nous.

Je vous l’ai dit, je crois, mon adresse pour les tours d’escamotage est telle que Comte s’en est montré parfois jaloux. À ces jeux bien innocents, à ces puérilités, si vous voulez, je gagnais souvent ce que mes camarades ne pouvaient obtenir avec leurs riches cadeaux, et presque toujours dans mes courses, ou chez moi, une cour nombreuse m’entourait en me priant de l’amuser.

Un jour que, pleins d’enthousiasme, mes spectateurs me regardaient comme un être supérieur aux autres hommes, je leur dis que, grâce à ce merveilleux talent, que je préconisais (car la modestie ajoute au mérite), je m’étais sauvé des dents de certains anthropophages qui, sans ce secours inespéré, m’auraient dévoré, ainsi que huit ou dix de mes camarades de courses.

Là-dessus j’ajoutai à l’énergie de mes paroles l’énergie de mes gestes et de ma physionomie, et je ne saurais dire de quel sentiment d’horreur et d’intérêt ces braves gens me parurent pénétrés. À l’envi l’un de l’autre, ils se levaient, me serraient la main, m’embrassaient, reniflaient sur mon nez, et peu s’en fallut qu’ils ne m’adorassent comme un de leurs dieux. Mais l’impression de ce récit fut si vive, si profonde dans leur âme, qu’une semaine après, un tamor, dépêché par ses sujets et amis, vint me chercher dans le salon du gouverneur pour me demander, tout tremblant, si le pays où j’avais placé le lieu de la scène était éloigné de leur archipel. Je le rassurai de mon mieux : je lui dis que les Ombayens n’avaient point de marine, qu’ils ne sortaient jamais de leur île, et que les bons Carolins n’avaient rien à craindre de leur férocité.