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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/55

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voyage autour du monde.

rection que les naturels donnaient à leurs habitudes de mer, il ne trouva presque nulle part ni chèvres, ni cochons, ni poules, ni bœufs ; les insulaires ne vivaient que du produit incertain de leur pèche, de noix de coco et de quelques racines peu nourrissantes. Leur activité était merveilleuse ; ils se levaient dès le point du jour, et il fallait que la houle fût bien haute pour les empêcher de lancer au large leurs pros-volants ; le reste de la journée était consacré à la réparation et à la construction des pirogues. Leurs femmes sont en général beaucoup mieux que celles des Mariannes : elles ne mâchent ni tabac, ni bétel, ne fument jamais, et ne vivent que de poissons, de cocos et de bananes, dont elles s’abstiennent cependant dès la veille du jour où leurs maris vont entreprendre un long voyage.

Les maisons sont bâties sur pilotis, très-basses, et composées de quatre ou cinq appartements fort spacieux. Dès qu’ils ont été sevrés, les enfants ne couchent jamais dans la chambre de leur père, et les filles sont toujours séparées des garçons.

Don Luis croit que le frère peut épouser sa sœur, et j’ai entrevu, dans les réponses aux questions qu’il a faites à ce sujet, que ces mariages étaient préférés aux autres. Il ne garantit pas toutefois l’exactitude de son assertion. Pendant son séjour aux Carolines, il n’a été témoin d’aucun combat ni d’aucune querelle ; les seules larmes qu’il ait vues couler furent des larmes d’amour et de regret.

On le prévint un soir qu’on allait célébrer les funérailles du fils de Mélisso, mort depuis deux jours, et que la cérémonie funèbre commencerait au lever du soleil. Il s’y rendit. Le cortège était composé de tous les habitants de l’île, qui d’abord, dans le plus profond silence, s’acheminèrent vers la demeure attristée de leur ancien chef. Les hommes et les femmes étaient confondus, sans que les familles fussent séparées. On permit à don Luis d’entrer dans l’appartement où on tenait enfermé le fils de Mélisso, enveloppé dans des nattes amarrées avec des cordes de cocotier. À chaque nœud flottaient de longues touffes de cheveux, sacrifice volontaire des parents et des amis du défunt. Le vieux roi était assis sur une pierre, où reposait aussi la tête de son fils. Ses yeux étaient rouges, son corps couvert de cendres. Il se leva dès qu’il vit un étranger, s’avança vers lui, le prit par la main, et dit avec l’accent de la plus vive douleur :

« Ces restes adorés sont ceux de mon fils, de mon fils, plus habile que nous tous à manœuvrer un pros-volant au milieu des récifs les plus dangereux ! Lui, ce fils adoré de Mélisso, n’a jamais levé une main impie sur sa femme ; jamais il n’aurait volé du fer, lui, et dès demain peut-être il viendra dans un beau nuage passer sur nos têtes, pour nous dire qu’il est content des larmes d’amour que nous avons répandues sur lui. Le fils de Mélisso était le plus fort et le plus adroit de l’île. N’est-ce pas qu’il était aussi le plus brave ? S’il eût été vivant lorsque les méchants