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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/59

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voyage autour du monde.

néant, et ce qu’il y a de mieux à faire, selon nous, c’est de ne pas songer au péril d’une situation si difficile. Effacez le danger, et chacun de vous va partir pour la Chine ou la Nouvelle-Hollande. Ce n’est pas la longueur du trajet qui arrête les plus timides, ce senties risques des traversées, c’est la tombe qui se promène, le requin qui suit le sillage ; ce sont les grains, les calmes, les ouragans, les maladies des climats, les peuplades sauvages. Établissez un chemin de fer d’ici au Japon, et Paris se sera promené en deux ans dans les rues de Iédo ; trouvez le moyen d’assurer une navigation paisible aux vaisseaux voyageurs, et la Polynésie deviendra bientôt toute fashionable.

Mais pour de si beaux prodiges il faut la main de Dieu, et Dieu est trop immuable dans ses pensées pour vouloir ainsi changer ou détruire ce qu’il a réglé une fois. Les hommes seuls désirent le changement et courent après lui.

Je dis donc que quiconque s’embarque pour une course lointaine, doit d’abord mettre tous ses soins à ne plus penser à la question qu’il s’est posée à son départ. Cette question, la voici :

Y a-t-il grand péril à parcourir les océans ?

La réponse est aisée :

En mer, le péril est à chaque pas ; c’est assez d’y avoir songé en mettant le pied à bord ; y penser quelquefois après, cela arrive ; mais ne pas trouver en soi la force de vaincre un premier instant de frayeur, ce serait à devenir fou. Si les fêtes et les galas étaient permis sur un navire, je voudrais qu’il y en eut tous les Jours ; les vents s’y opposent, et le monde vise à l’économie. Mais du moins ne jetez pas imprudemment au milieu de ces hommes qui ne rêvent plus que gloire et retour, ce qui peut affaiblir leur zèle et anéantir leurs plus douces espérances.

Ne criez pas à l’anathème, vous qui ne m’avez pas encore entendu ; ne vous hâtez pas de m’appeler impie, vous qui me jugez et ne me comprenez pas. Écoutez-moi jusqu’au bout, c’est votre devoir ; le mien est d’écrire ma pensée. Ne vous ai-je pas dit que je n’avais jamais rien su déguiser ?

Il ne faudrait peut-être pas d’aumônier à bord.

Je plaide ma cause.

Vous êtes religieux, dévot à la morale chrétienne, c’est bien ; je le suis autant que vous, plus que vous peut-être. Partez avec une conscience pure, et, si vous succombez en route, faites ce que fait le pèlerin dans le désert, levez les yeux au ciel et criez miséricorde ; votre cri monte là-haut sans qu’un prêtre vienne vous dire : « Vous allez mourir, priez ! »

Prier à l’heure de la mort quand on ne l’a point fait pendant sa vie est presque un blasphème ; la peur est en ce moment une lâcheté, de l’hypocrisie ; laissez vivre le moribond, il reniera sa prière.

L’oraison du matelot, c’est le travail. Tel matelot prie en lançant un