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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/60

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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE

juron à l’air ; il ne fatigue pas ses genoux, lui, sur les dalles d’une église, mais il déchire ses mains et ses membres contre les rudes cordages, contre le bronze et les avirons. Si vous tombez à l’eau, il s’y jette après vous, et vous sauve au péril de sa vie. Prêtres ! cela vaut-il une prière ?

Il y a sans doute de jeunes prêtres, vifs, fringants, quoique ; prêtres, joyeux, quoique vêtus de deuil, qui, lancés sur un navire, pourraient devenir matelots et, au besoin, montrer que le travail est une vertu chrétienne. Eh bien ! à la bonne heure ! des hommes taillés de la sorte sur un vaisseau, je vous fais cette concession ; mais un vieux, prêtre, un homme épuisé par les ans et le repos du cloître ! non, mille fois non ! ne le mettez jamais en contact avec le matelot ; il ne peut y avoir harmonie entre eux.

Au moment de la bourrasque, quand le navire battu par les flots crie et mugit sous les vents impétueux qui l’écrasent ; quand le chaos de la nuit ajoute au chaos de la tempête, et que chacun sur le pont envahi joue des pieds, des mains et de l’intelligence pour maîtriser le courroux des éléments, le vieux prêtre, dans sa cabine, prie, son bréviaire sous les yeux, et attend que le ciel soit devenu d’azur pour remonter à la surface et apprendre que tout le monde a fait son devoir.

Il a fait le sien, lui ; mais ce devoir pieux, il l’eût aussi bien rempli à terre, agenouillé à son prie-Dieu vertical, fortement assujetti, et le navire eût compté peut-être deux bras de plus pour le travail.

La cabine occupée par le vieux prêtre est un vol fait à un homme qui a souvent besoin de repos, et qui ne trouve, hélas ! qu’un calme bien agité dans le poste étroit que les exigences du bord lui ont aumôné comme par grâce.

Cela est ainsi pourtant.

Le chef de notre expédition avait voulu un aumônier, on lui donna un aumônier ; il en eût demandé deux ou trois qu’on lui aurait dit : Prenez, ne vous en faites point faute ; ne vous gênez pas, nous en avons de rechange : un seul aumônier ! en vérité, vous êtes trop discret de nous demander si peu de chose. Voici votre aumônier. C’était la saison des aumôniers.

C’était l’abbé de Quélen, chanoine honoraire de Saint-Denis, cousin de l’archevêque de Paris : j’espère que ce sont là deux titres qui en valent mille autres.

L’abbé de Quélen était gros, lourd, presque sans dents et assez avancé en âge ; les mouvements du navire le claquemuraient fort souvent dans sa chambre, sise d’abord au faux-pont, où le brave homme fondait sous les trente-deux ou trente-trois degrés de Réaumur, quand nous naviguions entre les tropiques. Dans les beaux temps, il avait le petit mot pour rire ; il se permettait même l’anecdote gaillarde, car Dieu ne la dé-