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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/64

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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE

— Du tout, on est toujours matelot.

— Il n’y a plus de matelot quand il n’y a plus de navire.

— Tu as tort ; le matelot à terre qui possède son commandant et ses officiers n’a pas le droit de bouger : c’est la règle.

— Ta règle n’a pas le sens commun, et si l’on nous embête encore, on verra.

— Il y aura du grabuge ; je devine ça.

— Eh bien ! enfants ! s’écria la voix rauque, du grabuge ! il ne doit pas y en avoir ; un jour viendra peut-être où nous serons tous égaux ici ; alors, mais alors seulement, il y aura du grabuge.

— Oui, mais quand l’abbé sera avalé, qui donc viendra après lui !

Je n’entendis plus rien ; les matelots se parlèrent à voix basse.

Que chacun tire la morale de ce dialogue.

Un de nos navires de guerre, battu par les flots, démâté, désemparé, à l’agonie, faisait eau de toutes parts. Le moment fatal approchait ; chaque minute le voyait se plonger dans l’abîme, et le désespoir se peignait sur tous les visages. Un prêtre passager se trouvait par hasard à bord, un prêtre entendant beaucoup mieux son métier que celui de marin, fort inutile sans doute dans une navigation. Un craquement horrible se fait entendre ; l’équipage se regarde de ce dernier regard qui veut dire : Tout est fini !

— À genoux ! à genoux ! s’écrie le prêtre, homme de Dieu, et priez sainte Barbe de nous venir en aide !

— Non, debout ! debout, matelots ! s’écrie le capitaine, homme de mer, et priez sainte pompe au lieu de sainte Barbe !

Les pompes jouèrent en effet, les flots furent vaincus, et le navire entra dans le port. Le prêtre chanta un Te Deum au lieu d’un De profundis.

Si cependant vous voulez absolument sur vos navires un prêtre afin de rappeler une religion sainte à des hommes que les préoccupations de leur état font si souvent oublieux de toute autre chose, eh bien ! suivez mon conseil, faites ce que je ferais : j’accepte un aumônier ; je lui donne une place dans la batterie, sa ration de biscuit et de viande salée, son petit verre d’eau-de-vie ; je lui donne aussi sa part exacte, ni plus ni moins, de mes fatigues et de mes tribulations, il fera le quart avec moi, avant moi ou après moi ; il recevra comme tous, sur ses épaules, les flots de la mer et les ondées du ciel ; il se perchera comme tous à la flèche des mâts ou à l’extrémité des vergues ; en un mot, il sera matelot et prêtre. Eh ! eh ! ce n’est peut-être pas là une pensée déraisonnable, un prêtre matelot ou un matelot prêtre qui prierait et travaillerait en même temps, quoiqu’on ne puisse guère faire deux ou trois choses à la fois. Un prêtre qui pomperait pendant des heures entières, selon les besoins du bord, et qui, après les fatigues, lorsque la mer dévorerait tout, hommes et na-