Aller au contenu

Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/63

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
29
voyage autour du monde.

— Tout cela est bel et bon, mais il valait mieux, ce me semble, dresser les tentes qu’un autel.

— Du tout, nous devions d’abord des remerciements à Dieu.

— Le remercierons-nous si nous n’avions pas de quoi déjeuner ?

— Moi, je n’ai pas faim.

— Oui, mais tu auras faim dans une heure, et si nous n’avons pas un brin de viande à mettre sous la dent, qu’est-ce que nous ferons ?

— Nous entamerons l’abbé, il est gras.

— Pas trop ; il a diablement maigri depuis le jour du départ.

— Ce n’est pas à la manœuvre qu’il a diminué.

— Nous aurions dû faire naufrage plus tôt.

— Ah bah ! c’est égal, ça fera un bon bifteck !

— Tu vois donc bien qu’un prêtre est bon à quelque chose sur un navire.

— Nous n’y sommes plus, imbécile ; nous sommes à terre.

— Pauvre corvette ! la voilà sur le flanc ; c’est embêtant tout de même.

— Si encore il y avait ici des vignes !

— Dis plutôt s’il y avait du vin !

— Mais rien, rien !

— Tu aurais mieux aimé naufrager près de Cognac, n’est-ce pas, ivrogne ?

— Ou à la Jamaïque.

— Ou sur les côtes de Bordeaux.

— Mais non, c’est dans un chien de pays où tout est mort.

— Et où nous mourrons sans doute.

— C’est pourtant un brave homme que l’abbé.

— Tais-toi donc, il ne sait pas tant seulement, après trois ans de navigation, ce que c’est qu’une drisse.

— Ce n’est pas son métier de savoir ça.

— C’est le métier de quiconque s’embarque. Et puis, je lui en veux.

— Pourquoi donc ?

— Il devait faire comme nous, ne pas boire, et il a bu du vin en disant la messe.

— C’est la règle.

— Cré mille sabords ! pourquoi n’étais-je pas prêtre ce matin !

— C’était si peu.

— C’était toujours quelque chose.

— Ah ça ! dites donc, vous autres, nous voici là comme de bons garçons, il faudra manœuvrer maintenant.

— Comment l’entends-tu ?

— Ça ne s’entend que de reste. Quand on est à terre, on n’en fait qu’à sa tête, on est libre.