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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/82

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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE

tion où la mer battait avec violence. Des feux ullumés sur toutes les parties de la côte nous disaient que là aussi étaient des êtres vivants ; mais leur existence devait s’y traîner bien soufreteuse et bien misérable, car la lave ne donnait prise à aucune couche de verdure, car tout était mort sur le penchant du cône, dans les flancs duquel bout le bitume en combustion.

Au lever du soleil, un grand nombre de pirogues à un seul balancier entourèrent la corvette ; de chacune d’elles des femmes de tout âge, de toute corpulence, nous demandaient à grands cris la permission de monter à bord, et il n’était pas difficile de deviner ce qu’on voulait nous offrir en échange de nos bagatelles.

Chez ce peuple, hélas ! les mots civilisation et pudeur n’avaient aucun sens, et nos refus peu méritoires leur donnaient sans doute une triste opinion de nos mœurs et de nos habitudes. Au surplus, il est juste d’ajouter que presque toutes ces femmes nues et onctueuses étaient d’une laideur vraiment repoussante.

À six heures, une grande pirogue à double balancier porta à bord le chef d’un village plus étendu que les autres ; il entra chez le commandant et laissa sa femme sur le pont et à la merci des plus téméraires de nos matelots ; nul ne voulut profiter de l’occasion, et peu s’en fallut, en revenant près de nous, que son mari ne la frappât, en raison du peu de succès qu’avaient obtenu ses charmes. Deux hommes qui l’avaient escortée dansèrent ou plutôt trépignèrent avec une sorte de mouvements convulsifs, accompagnés d’un chant guttural extrêmement désagréable ; et comme la brise commençait à souffler, le pont fut bientôt déblayé de ces importuns visiteurs. Quelques heures après, nous laissâmes tomber l’ancre dans la rade de Kayakakooah, et chacun de nous, selon ses travaux, se prépara à de nouvelles excursions.

Quelque chose qui ressemble assez passablement à une sorte de ville bâtie en amphithéâtre était là devant nous, à deux encablures de la corvette, et à peine notre présence fut-elle signalée à ses habitants réveillés que de toutes les parties de la côte s’élancèrent un nombre prodigieux de belles et grandes pirogues à un ou deux balanciers, les unes pagayées par des hommes, la majeure partie par de jeunes filles à demi couvertes de pagnes soyeux, sollicitant avec mille grimaces et mille prières la permission de monter à bord. Ceci pourtant est une capitale nommée Kayerooah, et c’est de là sans nul doute que sont parties les mœurs des villages devant lesquels nous avions passé depuis deux jours. Serait-il donc vrai que toute agglomération fût corruptrice ?

Assis au porte-haubans de la corvette, mon calepin sur mes genoux et mon crayon à la main, s’il m’arrivait de jeter un regard de convoitise sur une jolie visiteuse et de la prier de rester immobile afin de la dessiner, et me donnait à entendre que près de moi la chose serait facile à