Page:Aristote - Poétique et Rhétorique, trad. Ruelle.djvu/56

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que les méchants passent du malheur au bonheur, ce qui est tout à fait éloigné de l’effet tragique, car il n’y a rien là de ce qu’elle exige : ni sentiments d’humanité, ni motif de pitié ou de terreur. Il ne faut pas, par contre, que l’homme très pervers tombe du bonheur dans le malheur, car une telle situation donnerait cours aux sentiments d’humanité, mais non pas à la pitié, ni à la terreur. En effet, l’une surgit en présence d’un malheureux qui l’est injustement, l’autre, en présence d’un malheureux d’une condition semblable à la nôtre[1]. Ce cas n’a donc rien qui fasse naître la pitié, ni la terreur.

III. Reste la situation intermédiaire ; c’est celle d’un homme qui n’a rien de supérieur par son mérite ou ses sentiments de justice, et qui ne doit pas à sa perversité et à ses mauvais penchants le malheur qui le frappe, mais plutôt à une certaine erreur qu’il commet pendant qu’il est en pleine gloire et en pleine prospérité ; tels, par exemple, Œdipe, Thyeste et d’autres personnages célèbres, issus de familles du même rang.

IV. Il faut donc que la fable, pour être bien composée, soit simple et non pas double, ainsi que le prétendent quelques-uns ; et qu’elle passe non pas du malheur au bonheur, mais, au contraire, du bonheur au malheur ; et cela non pas à cause de la perversité, mais par suite de la grave erreur d’un personnage tel que nous l’avons décrit, ou d’un meilleur plutôt que d’un pire.

V. Voici un fait qui le prouve. À l’origine, les poètes racontaient n’importe quelles fables ; mais, aujour-

  1. Les manuscrits ajoutent : ἔλεος μὲν περὶ τὸν ἀνάξιον, φόϐος δὲ περὶ τὸν ὅμοιον, ce qui doit être une glose marginale introduite dans le texte. Ritter propose de supprimer ces mots. M. Cougny, dans sa traduction de la Poétique, reproduit ici celle de Jean Racine.