Page:Armagnac - Quinze Jours de campagne, 1889.djvu/109

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Les paysans dans le grenier desquels nous avons passé la nuit prennent peur en entendant cet effroyable vacarme et se décident à fuir. Ils commencent à la hâte leur déménagement. On attelle le chariot à foin et on y entasse pêle-mêle quelques-uns des meubles de la pauvre demeure. On prend les deux cochons par la tête et par la queue et, malgré leurs cris, on les jette, l’un après l’autre, dans la voiture ; on attache la vache à l’arrière ; puis, cela fait, on vient chercher la vieille mère pour l’emmener. Elle était à demi morte. Assise ou plutôt affaissée sur elle-même, au coin de la vaste cheminée, elle récitait en tremblant toutes les prières qu’elle connaissait, et se cachait la tête dans son tablier. Au moment de partir cependant, elle sortit un peu de sa stupeur et s’aperçut qu’on n’

avait pas chargé deux vieilles chaises au dossier large et haut qu’elle avait dans sa chaumière depuis son mariage. Les larmes aux yeux, elle supplia son fils de les emporter. Elle tenait à ces vieux meubles, témoins de sa vie entière, de ses douleurs et de ses joies ; elle s’y était assise pour allaiter ses enfants et bercer ses petits-fils ; elle s’y était assise pour veiller ceux qu’elle avait perdus, ses parents, son mari, son fils aîné. Il lui semblait qu’en les laissant, elle laissait en arrière une partie d’elle-même.

Mais elle supplia vainement ; il fallait partir et sans retard ; le danger approchait. On l’entraîne, on la place sur la voiture, nous lui disons adieu et le chariot prend lentement la roule de la Belgique. En voyant ces malheureux s’éloigner et prendre le chemin de l’exil, les admirables vers d’Hermann et Dorothée, où Gœthe dépeint, chargé de si sombres couleurs, un tableau pareil, me revinrent en mémoire. Je me rappelais la magnifique description du poète, dont je pouvais, hélas ! vérifier l’exactitude ; je me