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Ce qu’il écrira, lui Montaigne, ne sera qu’un cadre grossier… Et voici qu’à la fin du chapitre, il se dédit de publier le morceau, avisant les lecteurs que « le subject fut traité par La Boëtie en son enfance, en manière d’exercitation seulement, comme subject vulgaire et tracassé en mille endroits des livres ». L’absence de sincérité, l’artifice ne sont-ils pas manifestes ? L’existence d’une intention cachée n’apparaît-elle pas avec évidence ?

M. Bonnefon, non dans son article, mais dans son livre[1], confirme les relations établies entre Montaigne et les protestants, au sujet de la publication du Contr’un. Il ne croit pas à des remaniements qui aient pu toucher au fond même des idées, mais il admet des interpolations. Il reste indécis sur l’auteur de ces retouches ; est-ce La Boëtie lui-même ? Peut-être[2]. Mais peut-être aussi « faut-il voir la main de Montaigne, qui se serait permis quelques corrections délicates aux vers et à la prose de son ami ». Proposer cette hypothèse, c’est reconnaître que le texte qu’ont publié les protestants n’est pas celui dont Montaigne nous dit, au chapitre de l’Amitié, qu’il courait, en 1557, « es mains des gens d’entendement ». Qu’il eût subi de profonds remaniements (comme je le pense), ou seulement quelques retouches « délicates et discrètes », ce texte avait passé par les mains de Montaigne avant la publication que les protestants en ont faite.

Pour me justifier de ne m’être pas incliné devant la protestation de Montaigne, je me suis trouvé dans l’obligation de signaler chez lui d’autres défaillances. Il avait une certaine facilité à altérer la vérité quand il avait des raisons pour cela. M. Bonnefon en est convenu dans une page, que j’ai citée. Gêné par cette citation, il fait « amende honorable », ce qui est tout à fait à sa louange. Il se repent « d’avoir imprimé à ce sujet des choses tout au moins inutiles, qu’une lecture plus attentive aurait pu lui épargner ». Mais il est piquant de constater que pour disculper Montaigne d’une contradiction volontaire, il lui en attribue une plus forte encore. Montaigne a varié sur l’âge qu’avait La Boëtie quand il composa sa déclamation, le présentant ici comme ayant 18 ans, là comme n’ayant pas encore atteint sa 18e année, puis effaçant

  1. Montaigne et ses amis, I, 157.
  2. Cette première hypothèse est contredite à l’avance par Montaigne lui-même. « Je croy », dit-il du Discours de la servitude, que La Boëtie « ne le vit oncques, depuis qu’il lui eschappa ». M. Bonnefon est donc obligé de s’en tenir à sa seconde version ; c’est Montaigne qui a fait les retouches, à moins qu’il n’ait plus confiance dans les affirmations de Montaigne, auquel cas une seconde amende honorable deviendrait nécessaire. Nous allons voir la première.