Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/104

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grands, puissants, heureux, magnifiques ; et c’est pour cette idée qui les remplit qu’ils font ces grandes dépenses et prennent toutes ces peines.

Pourquoi croit-on que l’on charge les carrosses de ce grand nombre de laquais ? Ce n’est pas pour le service qu’on en tire, ils incommodent plus qu’ils ne servent ; mais c’est pour exciter en passant, dans ceux qui les voient, l’idée que c’est une personne de grande condition qui passe ; et la vue de cette idée qu’ils s’imaginent que l’on se formera en voyant ces carrosses satisfait la vanité de ceux à qui ils appartiennent.

Si l’on examine de même tous les états, tous les emplois et toutes les professions qui sont estimés dans le monde, on trouvera que ce qui les rend agréables, et ce qui soulage les peines et les fatigues qui les accompagnent, est qu’ils présentent souvent à l’esprit des mouvements de respect, d’estime, de crainte, d’admiration, que les autres ont pour nous[1].

Ce qui rend, au contraire, la solitude ennuyeuse à la plupart du monde est que, les séparant de la vue des hommes, elle les sépare aussi de celle de leurs jugements et de leurs pensées. Ainsi, leur cœur demeure vide et affamé, étant privé de cette nourriture ordinaire, et ne trouvant pas dans soi-même de quoi se remplir. Et c’est pourquoi les philosophes païens ont jugé la vie solitaire si insupportable, qu’ils n’ont pas craint de dire que leur Sage ne voudrait pas posséder tous les biens du corps et de l’esprit, à condition de vivre toujours seul et de ne parler de son bonheur avec personne. Il n’y a que la religion chrétienne qui ait pu rendre la solitude agréable, parce que, portant les hommes à mépriser ces vaines idées, elle leur donne en même temps d’autres objets plus capables d’occuper l’esprit, et plus dignes de remplir le cœur pour lesquels ils n’ont point besoin de la vue et du commerce des hommes.

Mais il faut remarquer que l’amour des hommes ne se

  1. Le penchant à la sociabilité n’a pas sa vraie explication dans des sentiments aussi égoïstes que ceux dont parle ici Nicole.