Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/243

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nature de l’esprit humain est d’aimer mieux qu’on lui laisse quelque chose à suppléer, que non pas qu’on s’imagine qu’il ait besoin d’être instruit de tout.

Ainsi cette suppression flatte la vanité de ceux à qui l’on parle, en se remettant de quelque chose à leur intelligence, et en abrégeant le discours, elle le rend plus fort et plus vif. Il est certain, par exemple, que si de ce vers de la Médée d’Ovide, qui contient un enthymème très-élégant :

Servare potui, perdere an possim, rogas[1] ?
Je t’ai pu conserver, je te pourrai donc perdre ?

on en avait fait un argument en forme en cette manière : celui qui peut conserver peut perdre ; or, je t’ai pu conserver : donc je te pourrai te perdre, toute la grâce en serait ôtée ; la raison en est que, comme une des principales beautés d’un discours est d’être plein de sens, et de donner occasion à l’esprit de former une pensée plus étendue que n’est l’expression, c’en est, au contraire, un des plus grands défauts d’être vide de sens et de renfermer peu de pensées, ce qui est presque inévitable dans les syllogismes philosophiques ; car l’esprit allant plus vite que la langue, et une des propositions suffisant pour en faire concevoir deux, l’expression de la seconde devient inutile, ne contenant aucun nouveau sens. C’est ce qui rend ces sortes d’arguments si rares dans la vie des hommes ; parce que, sans même y faire réflexion, on s’éloigne de ce qui ennuie, et l’on se réduit à ce qui est précisément nécessaire pour se faire entendre.

Les enthymèmes sont donc la manière ordinaire dont les hommes expriment leurs raisonnements, en supprimant la proposition qu’ils jugent devoir être facilement suppléée ; et cette proposition est tantôt la majeure, tantôt la mineure, et quelquefois la conclusion ; quoique alors cela ne s’appelle pas proprement enthymème, tout l’argument étant contenu en quelque sorte dans les deux premières propositions.

  1. Ce vers, le seul que nous ayons de la tragédie d’Ovide, est cité par Quintilien, Instit., viii, 5.