Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/287

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tout d’un coup à leur égard téméraire, orgueilleux, ignorant, sans foi, sans honneur, sans conscience. Leurs affections et leurs désirs ne sont pas plus justes ni plus modérés que leur haine. S’ils aiment quelqu’un, il est exempt de toute sorte de défaut[1] ; tout ce qu’ils désirent est juste et facile, tout ce qu’ils ne désirent pas est injuste et impossible, sans qu’ils puissent alléguer aucune raison de tous ces jugements que la passion même qui les possède : de sorte qu’encore qu’ils ne fassent pas dans leur esprit ce raisonnement formel : je l’aime : donc c’est le plus habile homme du monde ; je le hais : donc c’est un homme de néant, ils le font en quelque sorte dans leur cœur ; et c’est pourquoi on peut appeler ces sortes d’égarement des sophismes et des illusions du cœur, qui consistent à transporter nos passions dans les objets de nos passions, et à juger qu’ils sont ce que nous voulons ou désirons qu’ils soient : ce qui est sans doute très-déraisonnable, puisque nos désirs ne changent rien dans l’être de ce qui est hors de nous, et qu’il n’y a que Dieu dont la volonté soit tellement efficace, que les choses sont tout ce qu’il veut qu’elles soient.

III. On peut rapporter à la même illusion de l’amour-propre celle de ceux qui décident tout par un principe fort général et fort commode, qui est, qu’ils ont raison, qu’ils connaissent la vérité[2] ; d’où il ne leur est pas difficile de conclure que ceux qui ne sont pas de leur sentiment se trompent : en effet, la conclusion est nécessaire.

Le défaut de ces personnes ne vient que de ce que l’opinion avantageuse qu’elles ont de leurs lumières leur fait prendre toutes leurs pensées pour tellement claires et évidentes, qu’elles s’imaginent qu’il suffit de les proposer pour obliger tout le monde à s’y soumettre ; et c’est pourquoi elles se mettent peu en peine d’en apporter des preuves : elles écoutent peu les raisons des autres, elles

  1. On connaît les pages célèbres d’Aristote, d’Horace, de Molière sur ce sujet.
  2. Cette sorte d’absolutisme intellectuel est malheureusement trop fréquent. Les modernes tendent à supprimer toute idée d’une connaissance absolue, principe d’intolérance, pour y substituer la relativité de la connaissance, principe de tolérance.