garder pour n’engager pas dans l’erreur ceux à qui l’on parle, et ne leur donner point d’éloignement de la vérité qu’on veut leur persuader, est de n’irriter que le moins qu’on peut leur envie et leur jalousie en parlant de soi, et en leur présentant des objets auxquels elle puisse s’attacher.
Car les hommes, n’aimant guère qu’eux-mêmes[1], ne souffrent qu’avec impatience qu’un autre les applique à soi et veuille qu’on le regarde avec estime. Tout ce qu’ils ne rapportent pas à eux-mêmes leur est odieux et importun, et ils passent ordinairement de la haine des personnes à la haine des opinions et des raisons ; et c’est pourquoi les personnes sages évitent autant qu’elles peuvent d’exposer aux yeux des autres les avantages qu’elles ont : elles fuient de se présenter en face et de se faire envisager en particulier, et tâchant plutôt de se cacher dans la presse pour n’être pas remarquées, afin qu’on ne voie dans leurs discours que la vérité qu’elles proposent.
Pascal qui savait autant de véritable rhétorique que personne en ait jamais su, portait cette règle jusqu’à prétendre qu’un honnête homme devait éviter de se nommer, et même de se servir des mots de je et de moi ; et il avait accoutumé de dire sur ce sujet que la piété chrétienne anéantit le moi humain, et que la civilité humaine le cache et le supprime[2]. Ce n’est pas que cette règle doive aller jusqu’au scrupule, car il y a des rencontres où ce
- ↑ Arnauld se rapproche ici de la Rochefoucauld, quoiqu’il soit moins absolu et moins affirmatif que ce dernier touchant l’égoïsme irrémédiable de l’homme.
- ↑ Voici le passage des Pensées auquel Nicole fait allusion : « Le moi est haïssable. Vous, Miton, le couvrez, vous ne l’ôtez pas pour cela ; vous êtes donc toujours haïssable. — Point, car en agissant, comme nous faisons, obligeamment pour tout le monde, on n’a plus sujet de nous haïr. — Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu’il est injuste, qu’il se fait centre du tout ; je le haïrai toujours. En un mot, le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu’il se fait centre du tout ; il est incommode aux autres, en ce qu’il les veut asservir : car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice ; et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes, qui n’y trouvent plus leur ennemi ; et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes. » Pensées, ch. viii, 8.