Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/437

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l’instruise et qu’on l’éclaire quand on le fait selon les règles de la civilité ; et lorsque nos amis se choquent de ce que nous leur représentons modestement qu’ils se trompent, il faut leur permettre de s’aimer eux-mêmes et leurs erreurs, puisqu’ils le veulent et qu’on n’a pas le pouvoir de leur commander ni de leur changer l’esprit.

Mais un vrai ami ne doit jamais approuver les erreurs de son ami, car enfin nous devrions considérer que nous leur faisons plus de tort que nous ne pensons lorsque nous défendons leurs opinions sans discernement. Nos applaudissements ne font que leur enfler le cœur et les confirmer dans leurs erreurs ; ils deviennent incorrigibles ; ils agissent et ils décident enfin comme s’ils étaient devenus infaillibles.

D’où vient que les plus riches, les plus puissants, les plus nobles, et généralement tous ceux qui sont élevés au-dessus des autres, se croient fort souvent infaillibles, et qu’ils se comportent comme s’ils avaient beaucoup plus de raison que ceux qui sont d’une condition vile ou médiocre, si ce n’est parce qu’on approuve indifféremment et lâchement toutes leurs pensées ? Ainsi l’approbation que nous donnons à nos amis leur fait croire peu à peu qu’ils ont plus d’esprit que les autres, ce qui les rend fiers, hardis, imprudents, et capables de tomber dans les erreurs les plus grossières sans s’en apercevoir.

C’est pour cela que nos ennemis nous rendent souvent un meilleur service et nous éclairent beaucoup plus l’esprit par leurs oppositions que ne font nos amis par leurs approbations ; parce que nos ennemis nous obligent de nous tenir sur nos gardes et d’être attentifs aux choses que nous avançons, ce qui seul suffit pour nous faire reconnaître nos égarements. Mais nos amis ne font que nous endormir et nous donner une fausse confiance qui nous rend vains et ignorants. Les hommes ne doivent donc jamais admirer leurs amis et se rendre à leurs sentiments par amitié, de même qu’ils ne doivent jamais s’opposer à ceux de leurs ennemis par inimité ; mais ils doivent se défaire de leur esprit flatteur ou contredisant pour devenir sincères et approuver l’évidence et la vérité partout où ils la trouvent.

Nous devons aussi nous bien mettre dans l’esprit que la plupart des hommes sont portés à la flatterie ou à nous faire des compliments par une espèce d’inclination naturelle, pour paraître spirituels, pour attirer sur eux la bienveillance des